Speaking In Tongues
Guided by Voices
Konstantin KOSTIENKO
Diagnostic: "Happy birthday" (102ème épisode)
(Vaudeville paranoïaque)
Traduction Sophie GINDT
Personnages :
Remizoff : invalide de naissance ; chef d'équipe.
Remizova : la femme de Remizoff ; invalide de naissance.
Alekseieva : la femme d'Alekseiev ; invalide de naissance.
Alekseiev : chef d'équipe, mari d'Alekseieva, invalide de naissance.
N?1 et N?2 : prolétaires sous les ordres d'Alekseiev.
(Tous ces personnages ont des tendances paranoïaques).
Partie 1
Un appartement d'une pièce dans un immeuble. Contre un mur latéral,
un plan de travail avec une plaque électrique, une théière, une large poêle,
une planche ? découper, du pain coup? dans une corbeille tressée, un couteau,
une bouteille d'huile, une salière ; ? côt?, une chaise. Contre l'autre
mur latéral, un lit avec une pyramide d'oreillers. Contre le mur de face
- vers le plan de travail - un réfrigérateur décor? d'étiquettes de différentes
couleurs et recouvert d'un napperon en macram? avec un cactus en pot et
un réveille-matin qui indique 12 heures. Toujours contre le mur de face
- vers le lit - un magnétophone sur un téléviseur. Au milieu de la pièce
- une table et 4 chaises ; sur la table, un vase avec des illets blancs,
un journal ouvert, une boite de bonbons et un verre vide contenant des
restes de th? infus? et une cuillère. Près de l'entrée, un paillasson rond,
une étagère ? chaussures, une poubelle remplie de sacs bariolés et d'o?
dépasse le bout d'une boite en carton ; une veste de faux cuir et une longue
écharpe tricotée accrochées ? un portemanteau. Dans un coin, près du lit
- un paravent sur lequel sont jetés une chemise et un peignoir de bain
; des chaussettes, une serviette, un sac en plastique accrochés ? une corde
? linge tendue au plafond. Une large feuille de papier millimétr? avec
un graphique parabolique est punaisée sur le mur de face. Au mur - près
de l'entrée - un miroir.
Une canne en bois appuyée contre l'aine, Alekseiev se tient immobile
devant le miroir et, l'air concentr?, se perce un bouton sur le menton.
Alekseieva, immobile derrière la table, plongée dans le journal, un stylo
? bille en main, note quelque chose. Deux béquilles aux poignées enveloppées
de chiffons, sont posées contre sa chaise. Pieds nus dans ses pantoufles,
Alekseiev porte un pantalon sans ceinture et un maillot de corps ; son
visage est maquill?. Alekseieva porte une robe indienne usée, des bas de
laine, des pantoufles, une natte avec un grand ruban ; ? la différence
d'Alekseiev, son visage est net, sans maquillage.
Pendant une ou deux minutes, après l'ouverture du rideau, ils restent
immobiles. Puis Alekseiev, fatigu? de rester dans cette position, donne
de légers signes de vie : il tire sur les muscles du visage, roule des
yeux, etc. Finalement, comme s'il avait oubli? quelque chose, tenant sa
canne d'une main, il se précipite vers le réfrigérateur, porte son attention
sur le cadran du réveil ; son regard s'arrête sur Alekseieva toujours immobile
puis il reprend sa position de départ : il se perce un bouton.
Avant le lever du rideau, dans le noir total, retentit une musique
étrange, pleine d'émotion, ? la fois légère et angoissante et qui, après
le lever de rideau et le retour de la lumière va croître ; en même temps,
comme dans une boite ? musique, les acteurs s'animent d'un coup.
Les yeux dans le journal, Alekseieva mâche, déglutit ; elle tend
la main vers la boite de bonbons, en prend un, le met dans la bouche, mâche
; de temps en temps, elle souligne quelque chose dans le journal. Alekseiev
se perce soigneusement un bouton.
Pendant presque toute la durée de l'action, un rire collectif retentit
en coulisses, comme dans les séries télévisées, sans qu'il y ait toujours
une raison.
Petit ? petit, la musique diminue d'intensit?.
ALEKSEIEVA (Les yeux dans le journal). Je dois t'annoncer une
nouvelle très désagréable : on va avoir la visite de Remizoff.
Rires.
ALEKSEIEV (Il s'écarte du miroir). Comment ça Remizoff ?!
ALEKSEIEVA. Oui, Remizoff. Je l'ai invit?. Avec sa femme.
ALEKSEIEV. Et voil? ! C'est toujours comme ça ! (Il se perce un
bouton)
Rires.
Je croyais qu'on avait décid? de fêter ton anniversaire tous les deux.
J'avais envie d'être peinard.
ALEKSEIEVA. J'ai rencontr? sa femme au magasin. Ils savent très bien
quand je suis née. Il est l? ? chaque anniversaire. Admets que ça paraîtrait
bizarre si je l'invitais pas cette fois-ci. C'était un copain d'école,
nos parents se connaissaient bien. De toute façon, que tu le veuilles ou
non, ils vont venir. (Elle prend un bonbon, mâche, regarde son journal.)
Tiens, aujourd'hui, il y a "Hélène et les garçons". Tu as not?
?
ALEKSEIEV. Oui. A part qu'aujourd'hui, ? la place d'Hélène, on aura
ton Remizoff.
Rires.
ALEKSEIEVA. Ca passe aussi demain. Je note.
ALEKSEIEV. Je le connais ton Remizoff - pour lui un anniversaire dure
au moins deux jours. Ca m'étonnerait pas qu'il revienne demain pour prendre
le th? avec les restes de gâteau.
Rires.
ALEKSEIEVA. C'est programm? toute la semaine.
ALEKSEIEV. Dieu merci, le cinéma d'"Hélène et les garçons"
durera plus longtemps que celui de ton Remizoff.
ALEKSEIEVA (Elle s'arrache ? son journal). C'est pas Mon Remizoff.
Arrête de m'en parler.
ALEKSEIEV. Ca, pour parler, il est pas le dernier. On peut pas dire
qu'il soit muet. Pourtant, ça vaudrait mieux que d'être boiteux.
ALEKSEIEVA. Et de moi, tu dis quoi ?!..
Rires.
ALEKSEIEV (Il se retourne, sourit d'un air coupable). Excuse-moi
! (De nouveau il se perce un bouton). Seulement, tu comprends, pour
une fois que j'avais envie qu'on soit tranquilles, tous les deux.
ALEKSEIEVA. Arrête donc de te triturer le visage ! Tu vas bientôt ressembler
? une amanite.
ALEKSEIEV. Et alors ? C'est un très joli champignon. Même s'il est
vénéneux.
Rires.
ALEKSEIEVA. Arrête. J'aime pas ça, tu le sais bien.
ALEKSEIEV. Attends. Ca vient... ça y est, il est perc? !
Rires.
ALEKSEIEVA. Arrête !
ALEKSEIEV (Il se retourne les mains levées, il "se rend").
C'est fini. J'arrête. ( Il s'appuie sur sa canne et se dirige en boitant
vers la télévision, attrape un flacon d'eau de Cologne, cherche autre chose.)
O? est le coton ?
Rires.
ALEKSEIEVA (Les yeux dans son journal). Dans la boite.
ALEKSEIEV. Laquelle ?
ALEKSEIEVA. La petite. Sous la mayonnaise.
Rires.
Alekseiev trouve la boite avec le coton, arrache un morceau qu'il
imbibe d'eau de Cologne, se plante devant le miroir, se nettoie le visage.
Jette le coton dans la poubelle ; retourne au miroir ; se fourre deux doigts
dans la bouche, l'élargit, tire la langue.
Rires.
Alekseieva regarde le visage de son mari dans le miroir.
ALEKSEIEVA. Très joli.
Rires.
ALEKSEIEV. (Confus. Il parle au reflet d'Alekseieva dans le miroir).
Je cherche le visage que je vais prendre pour recevoir les Remizov.
ALEKSEIEVA. Pas celui-l?.
ALEKSEIEV (Avec la même grimace dans le miroir). Si, justement.
Sa femme appréciera. Qu'est-ce que t'en penses ? (Il se retourne avec
la grimace)
Rires.
ALEKSEIEVA (Elle rit). Approche-toi seulement d'elle par derrière
pour la saluer.
ALEKSEIEV (en grimaçant, au miroir). B'jour !
Alekseieva le regarde dans le miroir, rit.
Rires.
ALEKSEIEV (Il s'éloigne du miroir, va ? la table). Je vais vraiment
faire ça pour qu'ils ne reviennent plus.
ALEKSEIEVA. N'essaie pas. (Elle prend un bonbon, mâche, regarde
le journal)
Rires.
ALEKSEIEV (Il s'assied ? la table, prend un bonbon, mâche).
Et pourquoi est-ce que son nom de famille c'est Remizoff avec deux F et
pas avec un V comme tout le monde ?
Rires.
ALEKSEIEVA (Elle retourne le journal). J'en sais rien. A l'école
il reprenait toujours les professeurs quand ils l'appelaient Remizov. Le
professeur de maths après ça s'est mis ? l'appeler : "misterr Remizoff".
Rires.
ALEKSEIEV. Franchement, depuis que je le connais, il m'a jamais plu.
Je sais bien qu'il est invalide, que, comme moi, il a pas ét? gât? par
le destin, mais je peux rien pour lui.
ALEKSEIEVA. Je te l'ai déj? dit : je me sens obligée ? cause de nos
parents. A vrai dire, sa femme non plus ne me plaît pas.
Rires.
ALEKSEIEV. C'est étrange. Ils ne nous plaisent pas mais on les invite
; et on est l? ? les attendre.
Rires.
ALEKSEIEVA. Je comprends vraiment pas ce que tu lui reproches. Il faut
juste s'habituer ? lui.
ALEKSEIEV (Il s'avance vers Alekseieva, d'un air conspirateur).
Je vais t'avouer quelque chose - j'en ai rien ? faire de Remizoff. Ce que
je ressens pour lui est écrit, c'est tout. (Voyant Alekseieva perplexe,
il rit fort). Je plaisante. Tu crois toujours tout ! .. Tu dis qu'il
faut que je m'habitue ? lui ? Mais j'en ai pas envie. Et toi, pourquoi
tu ferais pas pareil avec sa femme ?
ALEKSEIEVA. Encore quelques anniversaires et je pense que ça ira mieux.
Pause
ALEKSEIEV (Il regarde un point précis). Achète et essaie.
ALEKSEIEVA. Comment ?
Rires.
ALEKSEIEV. C'est une réclame. Tu te souviens, pour les rasoirs jetables
? Un type avec du poil sur la poitrine qui donnait ce conseil : "Achète
et essaie !"
ALEKSEIEVA. Tu as besoin d'un rasoir ?
Rires.
ALEKSEIEV. Non, ce qu'il me faudrait, c'est un étau pour bloquer les
jambes d'une certaine personne et l'empêcher comme ça d'aller ? d'autres
anniversaires.
Rires.
ALEKSEIEVA. Laisse donc Remizoff tranquille ; pense plutôt ? moi.
ALEKSEIEV. Bon dieu, excuse-moi ! .. Mais on va les attendre encore
combien de temps ! J'ai une de ces faims, ça me file des crampes d'estomac
!
ALEKSEIEVA (Les yeux dans son journal). Ca va passer.
ALEKSEIEV. Ca va passer, facile ? dire …Je pense qu'? ça, ça me turlupine?
Bonne blague, hein ?
ALEKSEIEVA. Rends-toi plutôt utile, sors la poubelle.
Rires.
ALEKSEIEV. Tu vas pas me croire, j'en ai même pas la force.
ALEKSEIEVA (Elle prend ses béquilles, commence ? se lever).
Bien. J'y vais.
Rires.
ALEKSEIEV (Il se lève). Qu'est-ce que tu fais ! Reste donc assise
! .. Je plaisante. Tu sais bien que j'aime ça. Tout le temps. Mais toi,
tu crois toujours tout. C'est ton problème.
Il s'approche de la poubelle, et la regarde un moment d'un air inspir?.
On peut peut-être la cacher quelque part pour le moment ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Qu'est-ce que tu proposes ?
ALEKSEIEV (Il regarde autour de lui). Sous le lit.
Alekseieva prend ses béquilles, se lève.
Rires.
ALEKSEIEV. Assieds-toi donc ! J'y vais. Je prends la poubelle - ça
y est - je la soulève au niveau de mon articulation iliaque et je l'emporte
vaillamment. C'est fait. Tu entends ? .. (Il sort. Passe la tête par
la porte d'entrée). Je suis pas l?. Je sors.
Rires.
Alekseieva, restée seule, sourit. Puis, en s'appuyant sur ses béquilles,
elle se lève, décroche de la corde ? linge les chaussettes, la serviette,
le sac et emporte tout derrière le paravent. Elle fait disparaître le peignoir,
la chemise puis réapparaît, promène son regard dans la pièce. Elle enlève
de la table le verre, la boite de bonbons, le journal, range le plan de
travail et reprend sa place, sans jamais lâcher ses béquilles. Retour d'Alekseiev.
ALEKSEIEV. Ca y est, c'est fait (Il pose la poubelle).
ALEKSEIEVA. Tu sais, il faut la cacher quelque part.
ALEKSEIEV. O? ça ?
ALEKSEIEVA (Elle regarde autour d'elle). Sous le lit peut-être.
Rires.
ALEKSEIEV. Tu as raison. C'est le meilleur endroit (Il cache la
poubelle sous le lit).
(Rires)
Pause
ALEKSEIEVA. Alekseiev.
ALEKSEIEV (Il est ? genoux devant le lit). Quoi donc ?
ALEKSEIEVA. Tu m'aimes ? Franchement.
Rires.
ALEKSEIEV (Toujours ? genoux). Oui. Quoi encore ?
ALEKSEIEVA. Et mes jambes, tu les aimes ?
Rires.
ALEKSEIEV. Oui.
ALEKSEIEVA. Laquelle tu préfères ?
ALEKSEIEV. Laquelle tu veux ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Allez, encore une fois : tu m'aimes ?
ALEKSEIEV. Toi, tu as quelque chose ? me demander ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Pourquoi, j'ai pas le droit de te poser simplement cette
question ?
ALEKSEIEV (Il se lève, va vers la table, s'assied). Vas-y,
demande. Ca fait si longtemps que tu l'as pas fait.
ALEKSEIEVA. Alors, prépare-toi parce qu'? partir de maintenant
tu vas l'entendre plus souvent.
Rires.
ALEKSEIEV. Je te réponds oui pour deux semaines. Et dans deux semaines,
tu viendras chercher le "oui" suivant.
ALEKSEIEVA. Alekseiev, tu es mauvais.
ALEKSEIEV. Pas plus que ton Remizoff.
ALEKSEIEVA. Je te l'ai déj? dit : c'est pas mon Remizoff.
ALEKSEIEV. Ouais. En tout cas, lui, ça le turlupine pas comme moi ...
Un coup de pied dans la porte.
ALEKSEIEVA (Elle regarde Alekseiev). C'est chez nous ?
Rires.
Un coup dans la porte.
ALEKSEIEV. Probablement oui. Et probablement, c'est Remizoff. Et probablement
que je vais tout de suite lui donner un chiffon pour qu'il nettoie les
traces noires en bas de la porte !
Alekseieva se lève, va ouvrir. Alekseiev la suit.
ALEKSEIEVA (Du côt? de l'entrée). C'est ouvert ! c'est ouvert
! ..
Rires.
Alekseieva fait entrer Remizoff et Remizova. Remizoff est vêtu d'un
imperméable noir ; il a sur les yeux, de grosses lunettes ridicules ; dans
une main, une canne (en métal, plus moderne que celle d'Alekseiev), dans
l'autre, un filet ? commissions d'o? dépasse le goulot d'une bouteille.
Il se meut difficilement, ? cause de ses jambes difformes. Sous
son imperméable, il porte une chemise blanche et une large cravate de mauvais
goût ; son visage est net, sans maquillage.
Remizova porte des vêtements en stretch - pantalon, veste, blouse
- qui mettent en relief une disproportion anormale entre son large bassin
et ses jambes atrophiées ; ses cheveux sont tirés en arrière et réunis
sur la nuque en chignon. Elle a un visage émaci?, net, sans
maquillage. Sur l'épaule, un sac ? main avec une longue et fine bandoulière
; elle mâche sans arrêt un chewing-gum. Elle a un air niais et légèrement
hautain. Elle porte des gants de cuir et s'appuie sur une canne identique
? celle de son mari.
REMIZOFF (Il souffle fort, s'arrête un moment, se repose). Et
bien, pour monter chez vous ! ... Pff ! Quatre étages pour moi, c'est pire
que l'Everest !
Rires.
(Il s'adresse joyeusement ? Alekseieva). Bon anniversaire, Alex
! Viens ici que je t'embrasse ! (Aux autres) Vous, retournez-vous
- ça se fait pas de regarder deux invalides s'embrasser.
Rires.
Alekseieva s'approche. Remizoff fait claquer un baiser sur sa joue.
ALEKSEIEVA (Elle s'écarte de lui, montre la poche de son imperméable).
Qu'est-ce que tu as l?, un pistolet ?
REMIZOFF. Non, une érection.
Rires.
(Il sort de sa poche une banane, la lui donne). Tiens, c'est
pour toi !
ALEKSEIEVA. Merci.
Rires.
REMIZOFF (Il enlève son imperméable). Pourquoi que vous installez
pas une sonnette ? J'ai sali toute votre porte avec mon pied.
ALEKSEIEV (? Alekseieva). Je te l'avais bien dit qu'il y aurait
des traces.
ALEKSEIEVA (? Remizoff). Pourquoi t'as pas tap? avec ton poing
?
REMIZOFF. Comment que tu voulais que je fasse ? Dans une main, j'ai
le filet, dans l'autre la béquille. Avec la béquille, je pourrais, pour
sûr, mais aussi je risque de tomber. Et si je tombe, j'aurai l'air d'un
ver de terre écras? par un bulldozer.
Rires.
Ma femme sera dégoûtée et elle me jettera. C'est bien pour ça que j'ai
frapp? comme ça... (Il fait le mouvement du pied.)
Rires.
REMIZOVA. Tu ferais mieux de raconter ce qu'il t'est arriv? au magasin.
REMIZOFF. Ah oui ! Vous savez, il y a ? peu près vingt minutes, j'ai
mis fin ? un comportement inadmissible ; on a tous vécu ça au moins une
fois avec les employés du tertiaire. Je demande ? la vendeuse combien ça
coûte et elle (Il imite la vendeuse) : les prix sont affichés
l?-bas, vous n'avez qu'? regarder. Alors, je lui dis : ma chère,
t'as vu mes jambes ? Tu crois que c'est de naissance ? Et bien tu te trompes
- je me suis fait ça moi-même. Tu veux que je t'en casse une ? ..
Rires.
REMIZOVA. Elle est devenue toute blanche. Du coup, elle a dit le prix
et a tout mis elle-même dans le filet.
REMIZOFF. Et elle a ajout? "merci".
REMIZOVA. Elle l'a pas dit.
REMIZOFF. Elle l'a dit.
REMIZOVA. Je me souviens très bien - elle l'a pas dit.
REMIZOFF. A toi, peut-être pas, mais ? moi si : je lui ai plu.
Rires.
En fait, c'est comme ça qu'il faut faire. Je le fais d'ailleurs depuis
longtemps. Juste ça : tu veux que je te casse une jambe ? .. C'est vrai
qu'une fois, c'est ? moi que ça a failli arriver. Mais y avait rien ? casser,
alors ils m'ont laiss? partir.
Rires.
Pause
Les invités ont depuis longtemps enlev? leur manteau. Cependant,
tous sont encore près de la porte d'entrée.
ALEKSEIEVA. Mais pourquoi est-ce qu'on reste l? ? Entrez donc !
REMIZOFF. Allons-y. On se déchausse ?
ALEKSEIEVA. Qu'est-ce que vous dites ! Mais non, voyons ! Restez comme
ça !
ALEKSEIEV (Caustique). Bien sûr, voyons ! Ici, c'est moi qui
fais le ménage.
REMIZOFF (Il porte son filet). C'est bien quand y a quelqu'un
pour ça. Et cracher, on peut ?
Rires.
ALEKSEIEV. Dans le couloir ? droite : la cuvette des chiottes.
REMIZOFF. C'est pas que j'en ai l'intention. Ne pensez quand même pas
que je suis un porc. Mais sait-on jamais ! Tenez, y a pas longtemps, je
me mets ? rire - et de mon nez - pfft ! - je me retrouve comme qui dirait
avec de l'humidit? sur ma veste. J'étais avec des hommes d'affaires, plutôt
bien sapés, et moi sur mon revers, la décoration de l'Ordre de la Morve
d'Or. Pour vous dire la situation.
Rires.
ALEKSEIEVA (Elle va vers le réfrigérateur). J'ai rien prépar?
de particulier. Il y a de la salade, des pommes de terre et des boulettes
de viande.
REMIZOFF (Sortant du filet une bouteille de cognac). Le principal.
Apporte des verres.
Rires.
ALEKSEIEVA (A Alekseiev). Aide-moi.
Avec un air de martyr, Alekseiev se lève, va au réfrigérateur, Alekseieva
sur les talons, apporte ? table la salade. Ensuite, il va au plan de travail
(Alekseieva derrière lui), apporte la poêle, la corbeille ? pain ; puis
les fourchettes, les assiettes et trois verres.
REMIZOFF. Et pourquoi trois ?
ALEKSEIEV. Je bois pas.
REMIZOFF. Comment ça, jamais ?
Rires.
ALEKSEIEV. J'ai arrêt?. C'était mauvais pour ma sant?.
Rires.
REMIZOFF. Ah ! La sant?, c'est sacr?. (Il ouvre la bouteille).
Et le matin, tu cours ?
ALEKSEIEV. Non. Le matin, d'habitude, je saute.
Rires.
REMIZOFF. Depuis peu, moi, je me suis mis ? ramper. La semaine dernière,
j'ai parcouru 65 centimètres sur terrain accident?... Mais quand même,
j'ai besoin de boire.
Rires.
ALEKSEIEV. Je te l'ai dit, pas moi.
Alekseiev et Alekseieva sont déj? ? table. Alekseieva sert
les boulettes, les pommes de terre et la salade.
ALEKSEIEVA. Alekseiev, tais-toi donc ! Le jour de mon anniversaire,
tu dois boire. Et s'il te plaît, va t'habiller. Tout le monde est habill?,
et toi tu es encore l?, en maillot de corps.
Rires.
Alekseiev se lève, va derrière le paravent.
(Elle crie). Et mets une cravate, s'il te plaît. Il y a l?-bas
la rouge et violette.
REMIZOFF. Ma chère Alex, en ce jour d'anniversaire, permets-nous
maintenant de t'offrir nos cadeaux. D'abord, le mien. (Il fouille dans
le filet, sort une brochure et deux manchons en caoutchouc). Voil?
: deux nouveaux manchons en caoutchouc pour tes béquilles - je sais que
les tiens sont tout usés...
Rires.
Et un petit livre intitul?... (Il lit) "Vivre en sautillant
! 1001 conseils pour vivre heureux avec une seule jambe".
Rires.
ALEKSEIEVA. Merci ! ..
REMIZOFF. Je passe la parole ? mon épouse.
REMIZOVA (Elle mâche son chewing-gum, attrape le filet). Ma
chère Alex, ? la différence de mon mari, je veux t'offrir quelque chose
d'utile et de moderne. Tiens, c'est de la crème dépilatoire. Elle élimine
les poils en quelques minutes.
ALEKSEIEVA. Merci ! ..
REMIZOFF (Il montre Remizova. A Alekseieva). O? a-t-elle vu
que tu avais des jambes poilues ?
REMIZOVA. Pas du tout ! Simplement, je sais bien moi que pour une femme,
ce genre de crème est indispensable.
Rires.
ALEKSEIEVA. T'as raison, j'ai du poil aux jambes. Seulement, je les
ai jamais rasées. D'abord parce que, quand je me penche, elles me font
mal. Ensuite parce que j'ai jamais fait attention ? ça.
Rires.
REMIZOFF. Et bien maintenant, tu feras attention. Badigeonne tes jambes
de crème et attends que ça tombe.
ALEKSEIEVA. Quoi ? Mes jambes ?
Rires.
REMIZOFF. Non. Tes poils.
ALEKSEIEV (De derrière le paravent). Achète et essaie !
Rires.
REMIZOFF (Vers le paravent). Vis et sois heureux !
Rires.
Dites donc, mon vieux, on va vous attendre longtemps ? On a envie de
picoler, bon sang !
ALEKSEIEV (De derrière le paravent). C'est pas bien de picoler.
REMIZOFF (En direction du paravent). C'est pas bien de rester
derrière un paravent sans proposer ? boire aux autres.
Alekseiev apparaît avec un large caleçon, son maillot de corps mais
aussi une cravate.
Rires.
ALEKSEIEVA. Qu'est-ce que c'est que ça !
ALEKSEIEV. Et bien quoi ?
Rires.
ALEKSEIEVA. O? est ta chemise ? Et ton pantalon ?
Rires.
ALEKSEIEV. Excuse-moi, mais si je me souviens bien, tu m'as demand?
de mettre une cravate Comme tu vois, je l'ai mise.
Rires.
ALEKSEIEVA. Va t'habiller tout de suite !
REMIZOFF. Ah non, j'ai assez attendu ! (Il prend la bouteille, remplit
les verres)
Rires.
(A Alekseiev). Venez vous asseoir mon vieux. Personnellement,
j'aime bien votre tenue.
ALEKSEIEV (Caustique). Vraiment ?
REMIZOFF. Oui, oui ! Soyez pas gên?. Faites comme chez vous.
Rires.
Alekseiev sourit poliment, salue, s'assied.
REMIZOFF (Il se lève avec son verre). Ma chère, ma très chère
Alex ! Tu es l? et tu penses que je vais louer tes qualités d'âme, te souhaiter
de longues années ? vivre... Bien sûr, c'est ce qu'on dit d'habitude. Mais
je vais prendre quelques libertés : buvons, mangeons, et pourvu qu'après,
on ait pas mal ? la tête ! ..
Rires.
Bref, ? ta sant?, Alex ! Et ? tes jambes, qu'elles aillent enfin mieux
!
ALEKSEIEVA (Elle embrasse tout le monde. D'un air confus). C'est
un aveugle qui félicite un sourd.
Ils boivent puis se mettent ? manger. Avant de boire, Remizova colle
son chewing-gum sur un ongle.
REMIZOVA (A Alekseieva). A mon avis, tu mets beaucoup trop d'ail
dans tes boulettes.
ALEKSEIEVA. Trois gousses pour un kilo de farce.
REMIZOVA. Une seule, ça suffirait. Mets-en une. Et tu sais quoi : un
peu plus de poivre.
ALEKSEIEVA. Du poivre ?
REMIZOVA. Oui, oui. Et aussi de l'oignon, une belle tête. Et du beurre
ramolli. Passe un de ces jours chez moi, je te ferai goûter les miennes.
REMIZOFF. Moi, je les trouve excellentes, ces boulettes. Alex a peut-être
des jambes tordues et poilues, mais elle a des doigts en or.
REMIZOVA. Tu veux dire que les miennes sont moins bonnes ?
Rires.
REMIZOFF (sans se détacher de son assiette). Comparées ? celles-ci,
elles sont dégueulasses.
Rires.
(Il se penche vers Remizova, vexée, chuchote fort, sans se cacher
des autres).
Pour être franc, elles sont dégueulasses, ces boulettes ; les tiennes
sont bien meilleures. Mais réfléchis, chérie, on est invités, en plus c'est
un anniversaire, je peux quand même pas dire du mal de notre hôtesse ?
(Il se retourne vers Alekseieva, lui fait un clin d'il.) Je
propose qu'on en boive un deuxième ! (Il s'apprête ? remplir les verres)
ALEKSEIEVA (Elle couvre son verre de sa paume). J'en veux plus.
Je suis déj? ? moiti? saoule.
REMIZOVA (Elle couvre son verre de sa paume). Moi non plus.
Ca me monte ? la tête.
Rires.
REMIZOFF. Et bien moi, tout est descendu dans les jambes. C'est sûr,
l'alcool me fait du bien. Encore un verre, et je lâcherai mes béquilles
pour aller danser. Mais pour l'instant, encore un toast. (Il se lève.)
ALEKSEIEV (Il arrête Remizoff). Non. A moi, tu veux bien. (Il
remplit le verre d'Alekseieva, le prend ; se lève.)
Rires.
Bon. Pendant que je mettais ma cravate, vous avez offert vos cadeaux
? la reine de la fête. Quand je suis revenu ? table, vous avez port? un
toast. Non ? ... Je crois que c'est mon tour. Ma chère, ma tendre héroïne,
d'abord tu sais que pour moi tu es plus qu'une chère, plus qu'une simple
héroïne...
REMIZOFF. On peut pas en venir au fait ? J'ai trop envie de bb-boire
!
ALEKSEIEV (A Remizoff). Je t'ai pas interrompu.
Rires.
Bon voil? : je te souhaite beaucoup de bonheur et un cercle d'amis
restreint mais des meilleurs ! (Il boit).
REMIZOFF (Il fait semblant de pleurer). C'est qu'il me fait
pleurer ! (Il boit)
Ils mangent.
REMIZOFF (A Alekseiev). J'ai pas bien compris - au sujet du
cercle d'amis restreint mais des meilleurs. Explique.
ALEKSEIEV. Plus l'entourage est limit?, meilleur il est.
REMIZOFF. Sapristi ! t'as raison !
Rires.
ALEKSEIEVA. Vous voulez que je vous raconte une blague ? C'est le matin
; ? Paris. Un concierge balaie le trottoir. : hop hop. Puis plus vite :
hop hop, hop hop. Une femme regarde par la fenêtre et crie au concierge
: "M'sieur, ? ce rythme-l?, vous allez violer tout Paris !" (Elle
rit seule. En réponse - de vagues sourires).
REMIZOFF. C'est de l'humour de vieux. Quand j'étais petit, une nuit,
dans le noir, j'ai bu un verre d'eau pos? sur la table et au fond y avait
le dentier de ma grand-mère. Quand j'entends des blagues comme la tienne,
je ressens ? peu près la même chose : tu bois l'eau, t'as le dentier qui
crisse au fond du verre - et tu sais pas si tu dois pleurer ou rire, ou
aller te laver les dents.
Rires.
ALEKSEIEVA. Alors, je ne sais plus quoi vous dire !
REMIZOVA. Moi, je la trouve excellente, cette blague. On dirait de
l'humour anglais. Hop hop, hop hop ! ... (Elle a un rire forc?)
ALEKSEIEV. De l'humour anglais avec un concierge français.
REMIZOFF (A Alekseiev). Si vous vous taisiez mon vieux ! Asseyez-vous
l? avec votre caleçon, vous gênez tout le monde ! ..
Rires.
ALEKSEIEV. Tu sais quoi - je suis ici chez moi. Et je m'assieds comme
je veux, avec ou sans caleçon !
REMIZOFF. Tu veux te battre ? Je te préviens, je travaille dans le
style du "pèlerin" : je flanque des coups comme ça avec mes pieds.
(Il se lève, fait une prise de kung-fu)
Rires.
ALEKSEIEVA. Ah non, arrêtez ! C'est mon anniversaire, vous voulez me
le gâcher ?!
REMIZOFF (Il s'assied). C'est bien ce que je dis ! (Il montre
Alekseiev). C'est tout - il... s'assied l? en caleçon, tu comprends
! ..
Rires.
Alekseiev en silence et l'air méchant se met ? manger.
ALEKSEIEVA (A Alekseiev). Va t'habiller ! C'est un ordre, tu
entends ! Ca suffit ce cinéma !
Alekseiev en silence va derrière le paravent.
Rires.
REMIZOFF (Il mange). Ces boulettes sont vraiment très bonnes
! .. (A Remizova) Les tiennes ? côt?, c'est de la merde ! .. Ca
fond dans la bouche ! (Il tend son assiette.) Tiens, donnes-en encore
une.
Alekseiev réapparaît dans le même costume mais avec un pantalon.
Rires.
ALEKSEIEVA. Tu aurais pu mettre une chemise.
ALEKSEIEV. Laisse tomber ! (Il s'assied et mange)
Rires.
REMIZOFF (Il prend la bouteille). Je propose un troisième toast
!
ALEKSEIEVA. Ca me suffit.
REMIZOVA (Elle recouvre son verre de sa main). Moi aussi.
Alekseiev en silence retourne son verre.
Rires.
REMIZOFF. Et bien quoi ? C'est tout pour moi ? (Il regarde le contenu
de la bouteille). Alors, les amis, cramponnez-vous ! Quand je suis
ivre, je deviens violent. Vous allez être obligés de m'attacher avec la
corde ? linge.
Rires.
(Il jauge son verre). Alex, t'as autre chose que ces dés ? coudre
? Quelque chose de plus grand ?
ALEKSEIEVA. On va te trouver ça. (A Alekseiev). Apporte une
chope, s'il te plaît.
ALEKSEIEV. Non.
ALEKSEIEVA. Bien (Elle se lève, va vers le plan de travail)
Rires.
REMIZOVA (A Remizoff). C'est pour quoi faire ?
REMIZOFF. Tu sais que l'alcool, c'est du poison liquide ? Alors plutôt
que de s'empoisonner au compte-gouttes, il vaut mieux faire ça d'un coup,
une fois pour toutes !
Rires.
ALEKSEIEVA (Elle lui montre une chope en fer) C'est pas un peu
grand ?
Rires.
REMIZOFF. C'est juste ce qu'il me faut ! Pendant la seconde guerre
mondiale, c'est avec ça qu'on s'imbibait.
REMIZOVA. J'ai une amie qui en ce moment apprend les lettres ? son
petit garçon de trois ans. Elle lui montre le "R" et lui dit
: c'est quoi ça ? Lui : le R qui raccroche. Elle lui montre le "L"
: et ça ? Lui : le L qui coule.
REMIZOFF. Selles liquides. Poison liquide. L qui coule. Assis sur une
selle liquide, et le ventre rempli de selles liquides, il buvait du poison
liquide et répétait : je veux picoler ! .. - avec un «L qui coule? au milieu
du mot.
Rires.
REMIZOVA (A Alekseiev). Pourquoi est-ce que vous n'avez pas
d'enfant ?
ALEKSEIEV. Pourquoi faire ?
Rires.
REMIZOVA (Elle mâche un chewing-gum). Comment ça pourquoi ?
Si j'avais pu, j'en aurais eu un.
REMIZOFF. Tu veux que ton enfant ressemble ? ça ? ..(Il montre Alekseieva
qui revient vers la table). Accroch? ? deux béquilles, on dirait une
"bite".
ALEKSEIEVA (Elle pose la chope sur la table, s'assied). Je ne
suis pas une "b?".
Ici - courte interruption. Tous - sauf Alekseiev- s'immobilisent.
Puis, en silence, ils répètent les mouvements qu'ils ont faits ? partir
de la réplique de Remizova "Pourquoi est- ce que vous n'avez pas d'enfant
?", mais en sens inverse, comme une "marche arrière au cinéma"
: Alekseieva se lève, prend le verre sur la table, attrape ses béquilles
et part ? reculons vers le plan de travail ; Remizova porte sa main ? sa
bouche et colle son chewing-gum sur l'ongle de son majeur... Même chose
pour les autres. Sauf Alekseiev qui observe simplement.
Puis, d'un coup, les personnages reprennent leur direction habituelle,
chacun jouant ce qu'il a déj? fait. Tout reprend avec le rire en coulisses
qui retentit ? l'envers.
Rires ? l'envers.
REMIZOVA (A Alekseiev). Pourquoi est- ce que vous n'avez pas
d'enfant ?
ALEKSEIEV. Pourquoi faire ?
Rires.
REMIZOVA (Elle mâche un chewing-gum). Comment ça pourquoi ?
Si j'avais pu, j'en aurais eu un.
REMIZOFF. Tu veux que ton enfant ressemble ? ça ? ..(Il montre Alekseieva
qui revient vers la table). Accroch? ? deux béquilles, on dirait une
"bite".
ALEKSEIEVA (Elle pose la chope sur la table, s'assied). Je ne
suis pas une "b?".
REMIZOVA. Pourquoi ? Les enfants ne naissent pas toujours infirmes.
Regardez les Levitski, ils y sont bien, et leur enfant est normal.
Rires.
REMIZOFF. Et les Zaganchine, eux, ils ont trois enfants qui marchent
tous avec des béquilles et qui ressemblent ? des "b?".
REMIZOVA (Elle colle son chewing-gum ? son ongle). Et toi, tu
as la tienne qui pend ! Sinon, on aurait pu avoir un enfant ! Infirme ou
pas, peu importe ! Je l'aurais aim? de la même façon.
Rires.
REMIZOFF. Mais moi, je veux pas d'une "b..." avec des béquilles
!
Rires.
(Il verse du cognac dans son verre). C'est pour ça que, assis
sur le poison liquide, je bois la selle liquide ! .. C'est pour ça que
ma "b?" pend. Sant? ! (Il boit longuement et bruyamment).
Tous l'observent en silence.
Rires.
(Il vide son verre, fait la grimace. D'une voix enrouée). Une
boulette, je veux une boulette ! Une béquille pour une boulette ! ..
Rires.
(Il mange. Reprend son souffle). J'avais pas bu comme ça depuis
longtemps. Depuis la guerre sans doute. J'avais complètement arrêt?.
Perdu l'habitude. Sans parler des conversations qui vont avec : chiasse,
"b? qui pend"... La mienne, entre autres ! ..
Rires.
Et ce troupeau d'idiots toujours prêt ? rire ! .. (Il regarde dans
la direction du rire).
Rires.
ALEKSEIEVA. Je suis pas un troupeau.
Rires.
REMIZOFF. Je parle pas de toi.
Remizova aux paroles de son mari au sujet du "troupeau d'idiots"
n'a absolument pas réagi. Alekseiev non plus mais on le sent légèrement
tendu.
(Il regarde la bouteille). Combien il en reste ? Encore pour
un verre. Allez, ça me réchauffera le cur !
REMIZOVA. Ca te suffit pas ?
REMIZOFF. (Il lui prend la main. Il voit le chewing-gum coll? ?
son ongle). Ce chewing-gum ressemble ? un cerveau humain miniature.
Alex, regarde ! .. (Il veut montrer ? Alekseieva le chewing-gum sur
la main de sa femme)
REMIZOVA. (Elle retire sa main, mord le chewing-gum sur son ongle,
mâche). Quel cerveau ? Y a plus de cerveau !
REMIZOFF.Et voil?, elle l'a mâch?. Mâcher du cerveau, ça, tu peux le
faire.
REMIZOVA. Et toi, gâter l'ambiance, tu sais bien aussi.
Rires.
REMIZOFF. Je gâte rien du tout. Je bois seulement du poison liquide.
Et ma "b? liquide" ballote entre mes jambes. Est-ce ma faute
?
Rires.
REMIZOVA (Elle se lève ; ? Alekseieva). O? est-ce qu'on peut
fumer chez vous ?
ALEKSEIEVA. L?-bas, sur le palier. Il y a une petite boite pour les
cendres.
Rires.
REMIZOVA (Elle s'approche du portemanteau, sort de son sac des cigarettes).
Quelqu'un vient fumer ?
Rires.
ALEKSEIEV. Oui, moi.
Rires.
ALEKSEIEVA. Mais tu as arrêt?. Tu ne fumes plus.
ALEKSEIEV. Et je buvais plus non plus. Jusqu'? aujourd'hui.
REMIZOFF. Je viens moi aussi.
(Rires)
REMIZOVA. Reste l? !
REMIZOFF. C'est vrai, j'ai encore ? faire avec mon liquide. Il me reste
encore une joie dans la vie... O? est mon verre ? Si avec ça, ma bite est
pas plus joyeuse, au moins ça fera du bien ? mes jambes. ( Il boit le
reste de cognac).
Rires.
Alekseiev et Remizova sortent. Après avoir bu, Remizoff se cache
le visage dans les mains, et reste assis sans bouger.
ALEKSEIEVA. Mange quelque chose.
Sans lever la tête, Remizoff, de la main, lui fait signe d'attendre,
de ne pas le déranger.
Rires.
REMIZOFF (Il lève un visage radieux). Ca y est, je crois que
ça a pris ! (Il se visse un doigt contre la tempe).
Anesthésie totale. Maintenant on peut s'amuser.
Rires.
Remizoff, ivre, répète le rire.
ALEKSEIEVA. Dis-moi, Remizoff, pourquoi est-ce qu'on peut jamais te
voir sérieux ? Pourquoi est-ce que tu sors toujours des plaisanteries débiles
? T'as bien vu que personne les comprend, que ça plaît ? personne. J'ai
parfois l'impression que tu cherches juste ? te fuir. Je me trompe ?
REMIZOFF. Alex, je vais te répondre... Non, ne dis rien : ça veut dire
quoi être sérieux ? Qu'est-ce que tu appelles "être sérieux"
? Compter les jours jusqu'aux allocs, lire tous les matins les "Izvestia"
et penser que c'est vraiment pas facile d'être infirme par ces temps difficiles
? .. C'est ça que tu appelles "être sérieux"' ? .. Je vais te
dire, si je deviens comme tu dis sérieux, dans deux semaines, je suis mort
; y aura pas que ma bite qui marchera pas, je vais aussi devenir une grosse
flaque de merde ; comme ça, je pourrai rendre visite ? mon voisin du dessous
en passant ? travers le plancher. T'as probablement raison, en effet je
me fuis. Mais je crois surtout que c'est ceux qui veulent me voir différent
que je fuis. Tous ceux qui voudraient me faire entrer dans une case et
accrocher au-dessus de moi, avec un bout de fil de fer, la pancarte : "Monstre".
Mais je resterai pas ? cette place ni ailleurs ! Ceux qui paraissent en
bonne sant?, ceux qui se déplacent sur leurs deux jambes, ceux qui voient
en moi un monstre, un infirme, c'est ceux-l? les monstres. Seulement, c'est
? l'intérieur qu'ils sont défigurés. Le monde entier est défigur?. Et c'est
envers ce monde-l? que tu veux que je sois sérieux ?
Rires.
Quand même Alex, tu sais, tout ça, (Il marque l'espace environnant
de sa main) ça ressemble plus ? un délire, ? une hallucination. Et
celui qui prend ça au sérieux, c'est celui-l? qui devient fou. Tiens, tu
peux le noter dans ton carnet de citations.
Rires.
ALEKSEIEVA (Légèrement prostrée). J'en ai pas.
Rires.
REMIZOFF. Achètes-en un de toute urgence.
Rires.
Alekseieva est pensive. Le visage de Remizoff ne traduit aucune
expression. Il agite une main devant le visage d'Alekseieva.
Rires.
ALEKSEIEVA (Elle revient ? elle, sourit). Tout va bien.
REMIZOFF. Je pensais que tu étais en transe.
ALEKSEIEVA (Elle regarde le réveil). Il est déj? minuit.
REMIZOFF (Vérifiant l'heure sur sa montre). Le temps passe vite.
ALEKSEIEVA. Il passe pas, il clopine sur des béquilles.
Rires.
REMIZOFF. Même avec des béquilles, il passe vite.
Rires.
ALEKSEIEVA. Mais pourquoi penses-tu que ce monde est un délire ? Tu
peux le démontrer ?
REMIZOFF. Qu'est-ce qu'y a ? démontrer ! Je veux pas être un monstre
- j'en suis un. Je veux pas mourir - mais je sais exactement que ça arrivera.
Et tu oses dire que c'est pas du délire ?
ALEKSEIEVA. Premièrement, monstre et infirme c'est deux choses différentes.
REMIZOFF. Je vois pas la différence.
Rires.
ALEKSEIEVA. Deuxièmement, personne ne veut mourir. Mais c'est la loi
de la nature.
REMIZOFF. La loi du délire, oui. C'est ça que tu veux dire ?
ALEKSEIEVA. Le délire n'a pas de loi.
REMIZOFF. Si, pour ce délire-l?, y en a une.
Rires.
Tiens, je vais te donner une deuxième preuve que tout ce qui nous entoure
est une vraie connerie. Une "b?", une grosse "b?",
je dirais. Appuie sur un il avec un doigt et fixe quelque chose. Tiens,
par exemple, ce vase avec les fleurs.
Alekseieva, suit les conseils de Remizoff, appuie sur un il avec
un doigt, regarde le vase. Remizoff immobile, l'observe et attend.
Rires.
Je fais toujours ça quand le monde devient trop sérieux. D'habitude,
après ça, il me semble plus gai.
ALEKSEIEVA (Elle retire le doigt de son il). Bon, et alors ?
REMIZOFF. Quoi, t'as rien remarqu? ? Il s'est rien pass? avec le vase
?
ALEKSEIEVA. Il se déforme. Et après ?
Rires.
REMIZOFF. Attends, ça va devenir clair. Viens l?, que je jette un coup
d'il sur toi. Sous un angle particulier. (Il se presse un il avec un
doigt). Te voil? toute défigurée. Oh, comme tu sais bien sauter ! (Il
bouge son il de son doigt). En haut, en bas, en haut, en bas ! .. Hop
hop, hop hop !..
Rires.
ALEKSEIEVA. Arrête de me déformer. J'y suis déj? assez comme ça. Des
deux jambes.
Rires.
REMIZOFF. (Il regarde dans la bouteille vide). C'est vide.
Rires.
J'ai de l'argent mais j'ai pas envie d'y aller. T'irais pas, toi ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Ca va bien pour moi.
REMIZOFF. Peut-être qu'Alekseiev... ?
ALEKSEIEVA. Il n'ira pas.
REMIZOFF. Ton mari est un salaud.
ALEKSEIEVA. Vraiment ?
Rires.
REMIZOFF. Juge par toi-même. D'abord, il nous montre son caleçon, ensuite,
il m'insulte, et maintenant, il ne voudra pas aller au magasin !.. C'est
sûr, quand il revient, je le déforme.
Rires.
ALEKSEIEVA. Laisse donc.
REMIZOFF. Pourquoi ? Je le déformerai ? un point que tu le reconnaîtras
pas. C'est sa faute.
ALEKSEIEVA. Alors fais-le.
Rires.
REMIZOFF. Mais je vais le faire !
ALEKSEIEVA. Vas-y.
Rires.
REMIZOFF. Je vais le déformer. Et je lui dirai qu'il le fallait.
Rires.
Pause.
Ecoute Alex, si tu le quittais, hein ?!.. Viens avec moi. J'ai des
plus belles jambes.
Rires.
ALEKSEIEVA. Ca va, changeons de sujet.
Rires.
Pause.
REMIZOFF. Dis voir Alex, tu as une pharmacie chez toi ?.. Avec beaucoup
de médicaments ?..
ALEKSEIEVA. Pourquoi faire ?
REMIZOFF. T'aurais pas quelque chose du genre "néo-codion"
?
Rires.
ALEKSEIEVA. Pourquoi faire ? Tu te drogues ?
REMIZOFF. Qu'est-ce que tu dis !.. Ca va pas, non ? Simplement je déforme
un peu ce monde.
ALEKSEIEVA. T'as qu'? appuyer sur ton il et le déformer comme tu veux.
Rires.
REMIZOFF. Tu penses pas que mon doigt va se fatiguer ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Non, j'ai pas les médicaments que tu veux.
REMIZOFF. Et de la colle "Moment", t'en aurais peut-être
?
Les personnages s'immobilisent.
Rires.
La musique retentit. Noir progressif.
Après quelques minutes - le temps que les acteurs changent de position
- la lumière revient. La musique n'a pas cess? , elle diminue juste un
peu pour qu'on puisse entendre ce que disent les acteurs. Effet stroboscope.
Remizoff est assis sur une chaise, d'un côt? de la table ; il a
dans les mains un sachet en plastique dans lequel il respire : toxicomanie.
Alekseieva est toujours assise ? table.
REMIZOFF (Il s'écarte du sachet avec la colle). Je pense que
tu as déj? entendu des expressions comme : "un moment de bonheur",
"saisir le moment" ?.. En fait, tout est directement li? ? cette
colle. (Il montre le paquet). On dit aussi : " le moment de
vérit?". Je crois même que c'est le nom d'une émission ? la tél?.
Et ça parle de quoi encore une fois ?.. Du fait que la vérit?, on ne peut
l'atteindre qu'avec l'aide de la colle "Moment".
ALEKSEIEVA (Sceptique). Ouais. Moi j'ai toujours pens? que ça
voulait dire que cette colle ne collait que provisoirement.
REMIZOFF (Il respire profondément dans le sachet. S'écarte. Regard
hébét?). En effet. Je crois que pour moi, ça a pris.
Rires.
(Il montre le mur d'un doigt). Oh ! Un chien qui vole !..
ALEKSEIEVA (Elle regarde). Comment ?!
REMIZOFF. Vert !
Rires.
La musique est plus forte. Les personnages s'immobilisent. Noir.
Lumière. Musique plus faible. Remizoff et Alekseieva sont assis
? table. Remizoff fouille dans la boite ? pharmacie (une boite en carton
remplie de médicaments).
REMIZOFF. Oh! Du primalan ! Et tu me disais que t'avais rien. C'est
pas bien de mentir aux amis, Alex !
ALEKSEIEVA. On me l'a prescrit contre les démangeaisons.
Mes mains me grattaient ? cause du produit vaisselle. (Elle montre les
comprimés, étonnée). Ca aussi, ça te va ? !..
REMIZOFF. C'est parfait ! J'ai parfois mes jambes qui me démangent.
Pour cause de paralysie cérébrale. Viens voir que je t'emprunte deux comprimés.
T'as rien contre ? ..
Rires.
Les personnages s'immobilisent. La musique est plus forte. Noir.
Lumière. Musique plus faible. Remizoff est debout, les fesses collées
au plan de travail ; dans ses mains un pot en verre rempli d'un liquide
blanc comme du lait qu'il mélange avec une cuiller. Sur le plan de travail
des tubes de dentifrice écrasés. Alekseieva est assise ? la table.
REMIZOFF (D'un ton édifiant). Du bon dentifrice de chez nous.
Les dentifrices étrangers sont mauvais. Ils ont - comment dire ? - un spectre
d'action trop étroit. Ils servent ? se laver les dents, point. Nos fabricants
sont bien plus prévoyants : en plus de se laver les dents, on peut aussi
préparer un cocktail comme celui-l?. D'ailleurs, cette recette je l'ai
apprise quand j'étais ? l'hôpital. Je vais te dire, l?-bas, on avait des
experts. Dans ma chambre, y avait un homme - il buvait la lotion "Borodino"
et il disait que grâce ? ça, les femmes l'aimaient parce que son haleine
sentait l'homme distingu?. Y en avait un autre, il diluait dans l'eau de
la liqueur d'eucalyptus et il appelait ça le cocktail "Courage".
A propos, comment on va l'appeler celui-l? ? (Il cesse de remuer, renifle
ce qu'il y a dans le pot. Il se retourne vers la table, examine les tubes
de dentifrice, lit les noms). Alors..."d'orange"... "des
bois"... "Bouratino"... "Promenade matinale de Bouratino
dans le bosquet d'orangers". (Il boit une gorgée). C'est exactement
ça !
Rires.
Les personnages s'immobilisent. Musique plus forte. Noir.
Lumière. La musique diminue. Les acteurs sont immobiles. Remizoff,
sans pantalon, en caleçon, en chemise et la cravate de travers, se tient
près de la sortie, l'air étonn?. Près de lui, Remizova regarde perplexe
le pot de "cocktail" dans la main de son mari. Derrière elle,
Alekseiev (? la différence des autres, il donne de légers signes de vie).
Alekseieva est assise ? table, toute tendue : devant Remizova, elle a honte
pour Remizoff, elle se sent coupable.
Quand la lumière revient, les acteurs sont immobiles quelques instants.
Puis - avec la diminution de la musique - ils s'animent brusquement.
REMIZOVA (En même temps que Remizoff). Quoi ?
REMIZOFF (En même temps que Remizova). Hein ?
Rires.
REMIZOVA (En même temps que Remizoff). Qu'est-ce que c'est que
ça ?
REMIZOFF (En même temps que Remizova).Hein ? Qu'est-ce tu dis
?
Rires.
REMIZOVA (Elle montre le pot). Y a quoi l?-dedans ? Et o? est
ton pantalon ?
REMIZOFF (Il prend un air digne). C'est pas donn? ? tout le
monde de se montrer en caleçon. Je veux au moins une fois me sentir un
homme. ( Il boit bruyamment le contenu du pot).
Rires.
REMIZOVA. C'est quoi ce mélange ?
REMIZOFF. Ce mélange s'appelle "Mort de Bouratino dans la forêt
d'orangers". (Il tend le pot ? Remizova.) T'en veux ?
(Rires)
REMIZOVA (Sans toucher le bocal, elle sent le "cocktail").
C'est du dentifrice ? !
REMIZOFF. J'ai bien dit : "Mort de Bouratino d'un amour excessif
pour les oranges". Son estomac lui a longtemps fait mal.
Rires.
ALEKSEIEV (Debout contre le plan de travail , il examine les tubes
vides ; ? Alekseieva). Quoi ? ! Il a vid? toute notre réserve de dentifrice
? !..
Rires.
REMIZOFF (A Alekseiev). Permettez mon cher, ça veut dire quoi
"vider" ? !.. Rectifiez l'expression s'il vous plaît ! Et videz-vous
plutôt de votre air de fausse courtoisie, je vous prie. Pour la
vidange, c'est au fond du couloir, ? droite.
Rires.
ALEKSEIEV (Sans faire attention ? Remizoff, s'adresse ? Alekseieva).
Tu lui as permis de faire ça ? !.. D'utiliser tout notre dentifrice?!..
REMIZOFF (A Alekseiev). Vous n'allez pas vous énerver pour un
malheureux dentifrice ! Tu parles, du dentifrice ! Je vous en achèterai
du dentifrice ! .. C'est quand même étrange dans votre cas de tant vous
préoccuper de la sant? de vos dents. Non, c'est sûr, y a un truc
: des jambes tordues et difformes mais un sourire éclatant de blancheur
! ... Vous savez ? quoi ça me fait penser ? .. Au cinéma, j'ai vu une photo
de Stallone souriant sous laquelle quelqu'un, avait dessin? avec un marqueur
un petit corps dégoûtant qui ressemblait ? un microbe avec des furoncles
? la place des biceps. Et il avait écrit : "Rambo déshydrat?".
Rires.
Alekseiev s'assied ? table. Remizoff se tient un instant debout
puis s'assied ? table.
REMIZOFF (Sans aucun espoir, il propose ? tous son "cocktail").
Qui veut de l'Orange de Bouratino" ?
Silence.
Apparemment, je vais être oblig? de le boire moi-même... (Il remplit
un verre, boit). Des boulettes, y en a plus ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Non.
Rires.
Pause.
REMIZOFF. Et si on mettait de la musique, pour danser ? ... C'est quand
même un anniversaire.
ALEKSEIEV. C'est quoi ça ? Une nouvelle blague ?
Rires.
REMIZOFF. Non, pourquoi donc. J'ai jamais ét? aussi sérieux. Les gens
sont persuadés qu'on ne peut danser que sur ses jambes. Mais moi, personnellement,
j'ai prouv? ? tout le monde, par mon existence, qu'on peut danser aussi
bien sur la tête, sur le ventre et même sur les oreilles.
Rires.
ALEKSEIEVA. Comment ça, sur les oreilles ?
REMIZOFF. Tu sais, Alex, si tu avais des oreilles d'éléphant, et si
c'était pas ton anniversaire, je te demanderais de te coucher par terre,
d'étaler au maximum tes oreilles - et je danserais dessus. Tu verrais par
toi-même que c'est pas bien difficile.
Rires.
REMIZOVA. D'accord ! Venez danser ! .. Finalement, ici on est tous
des infirmes, il n'y a pas d'étrangers parmi nous - on ne gênera personne.
(Elle se lève, entraîne Alekseieva.) Allez, allez, dansons ! C'est
vrai ça, on a qu'une vie !
ALEKSEIEVA. Non, mes amis, dansez sans moi ! Je préfère rester assise.
Remizova entraîne Alekseiev.
REMIZOFF (Il se lève, veut entraîner Alekseieva). Alex, tu dois
le faire ! Tu t'en souviendras quand tu mourras. Quand tu seras devant
Dieu, tu lui diras : tu as fait de moi une infirme, espèce de salaud
- mais j'ai quand même dans?, oui dans? ! - et tu lui cracheras au
visage - comme ça : pfft ! ..
ALEKSEIEVA (Elle se lève). Ne viens pas dire après que j'ai
dans? comme une "b?".
REMIZOFF. Pour le moment, on est tous des "b?". T'inquiète
pas.
Rires.
Alekseiev va au magnétophone.
REMIZOFF (A Alekseiev). Quelque chose de pas trop rapide, s'il te plaît.
J'ai pas le sens du rythme.
Rires.
Alekseiev branche le magnétophone. Ils dansent. Musique lourde,
étrange, entre hip-hop et tango. Remizoff tombe en dansant. Remizova
et Alekseieva l'aident ? se relever. Puis c'est Alekseieva qui tombe. Ils
la relèvent. Elle se tient debout, et, confuse, essaie d'aller vers la
table. Ils la soutiennent, la persuadent de retourner danser, elle accepte.
Pendant la danse, surtout quand les personnages tombent, le rire
en coulisse retentit.
La danse s'arrête. Tous, fatigués, vont vers la table.
REMIZOVA. J'ai ma dose pour un an !
Rires.
ALEKSEIEVA. Oui, jusqu'au prochain anniversaire.
Rires.
ALEKSEIEV. Un autre anniversaire, je supporterai pas.
Rires.
REMIZOVA (? Alekseiev). Quoi ? Qu'est-ce qui t'a pas plu ? On
a bien dans? pourtant !
Rires.
ALEKSEIEV. Ouais, c'était classe.
Rires.
Pause
REMIZOFF (Il prend le pot de "cocktail") : Qui veut
de l'"Orange des bois" ?
REMIZOVA (Elle attrape le pot. Remizoff ne le lâche pas) : Ca
suffit avec ça !
REMIZOFF. Mais regarde donc comme ça sent ! (Il souffle sur Remizova)
REMIZOVA (Elle chasse l'air de sa main). On se croirait dans
une salle d'opération !
Rires.
ALEKSEIEV. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir avec quoi je vais me
laver les dents demain ?
REMIZOFF. Je te laisserai un peu de "Bois d'orange". Le matin,
tu te lèves, tu te sers un petit verre et avec ça, fini les caries !
Rires.
ALEKSEIEV (A Alekseieva). Pour le prochain anniversaire, n'oublie
pas d'acheter plus de dentifrice.
Rires.
REMIZOFF (A Alekseiev). Soit dit en passant, j'ai de l'argent. Si tu
veux y aller ...
Un coup ? la porte.
ALEKSEIEVA (A Alekseiev). C'est chez nous ?
Rires.
On frappe un coup ? la porte suivant un code particulier.
REMIZOVA. On dirait, oui.
Rires.
ALEKSEIEVA (A Alekseiev). Va donc ouvrir.
Alekseiev se lève, va vers la porte d'entrée.
Rires.
On frappe suivant un code particulier.
ALEKSEIEV (Tout en marchant). Je viens, je viens ! ..
Rires.
Alekseiev ouvre. Entrent deux hommes en blouse de travail : N?1
et N?2. Sous sa blouse, N?1 porte un maillot ray? de marin, ses cheveux
sont ébouriffés, il n'est pas ras?, il a dans la main une petite valise
comme celle des plombiers ou des électriciens. N?2 porte un bonnet de ski,
la poche de son pantalon est gonflée par une bouteille. Tous les deux sont
des prolétaires dans le sens profond du terme : défaut de prononciation,
n'expriment aucune émotion, sont sales, etc. Ils ont un épais maquillage.
Avec leur apparition, en fond, résonne la musique qui s'arrête quand ils
commencent ? parler. Le rire en coulisses cesse aussi.
N?2 (Il serre la main d'Alekseieva). Salut !
N?1 (Il sert la main d'Alekseiev). Ben quoi, on tombe mal ?
ALEKSEIEV. C'est que c'est l'anniversaire de ma femme. Asseyez-vous
donc avec nous pour fêter ça.
N?2 (Il tire une bouteille de vodka de sa poche). D'ac ! On
a un cadeau pour la table. (Il se tourne vers la table). On peut,
vraiment?.. Ca fait quand même un bout de temps qu'on est voisins, en fait.
ALEKSEIEVA (Elle veut se lever, mais reste assise). Entrez,
entrez ! .. Bien sûr. Alekseiev, on a encore des chaises quelque part ?
..
ALEKSEIEV (Il regarde autour de lui. Trouve une seule chaise - contre
le plan de travail). Une seule.
N?2. Ca fait rien, on va s'asseoir sur la même. Y a pas de mal ? être
? l'étroit, comme on dit.
N?1 laisse sa valise ? l'entrée ; N?2 enlève son bonnet, le fourre
dans une poche de sa blouse, des deux mains, se lisse les cheveux. Tous
deux s'affalent sur la même chaise.
N?2 (Il ouvre la bouteille, s'apprête ? servir). Dites voir,
y manque un contenant.
ALEKSEIEV (Il donne son verre). Tiens, prends le mien. C'est
égal, je ne bois pas.
REMIZOVA (Elle donne son verre). En voil? encore un.
N?2. Ben quoi ? Vous buvez pas non plus ?
REMIZOVA. Je passe.
N?2 (A Alekseieva). Et vous ?
ALEKSEIEVA. Moi non plus.
N?2. Bon, regardez voir. C'est mon affaire de proposer. (Il veut
servir Remizoff)
REMIZOFF (Il montre les restes de "cocktail" dans son
verre). J'ai ce qu'il faut.
N?2. Personne boit, c'est ça ? C'est bien la première fois que je vois
des gens comme vous.
N?1. N'importe quoi - y a Sidorov du deuxième service, lui aussi il
a arrêt?. Et maintenant, il a du fric, il est même parti en vacances au
bord de la mer cette année.
N?2. Tu peux pas comparer ! Sidorov ! Il touche trois fois plus que
moi. Lui, s'il boit pas, il peut se payer une voiture au bout de 5 mois.
Mais moi pauvre nul - je bois, je bois pas, pieds nus je suis n?,
pieds nus je mourrai. Ca fait rien va, tiens voir ton verre. (Il sert
n?1 ; ? Alekseieva). Bon sang, vous avez la vie devant vous, comme
on dit ! ..
N?1 et N?2 boivent. Ils regardent ce qu'ils peuvent manger. Il ne
reste que du pain.
ALEKSEIEVA (Elle veut se lever). J'ai encore de la salade.
N?2 (Il prend un morceau de pain, le mange). Reste donc assise.
On est des gens simples, nous, on mange du pain.
N?1 (Il mange du pain). Comment que c'est en Russie depuis des
sieks et des sieks ? Pain et vodka - c'est tout ce qu'y faut ? un moujik.
N?2. Allez, un deuxième verre, que le premier reste pas seul. (Il
sert)
ALEKSEIEVA (Elle essaie de se lever). Je vous apporte quand
même la salade.
N?2 (Il tape brusquement de la main sur la table et crie). As-ss-sis
! (Plus calme). J'ai dit qu'on était des gens simples.
N?1. Ouais, des ouvriers. Les "outioutiou-moutioutiou", c'est
pas pour nous. Nous, on est comme nos vieux, depuis des sieks
et des sieks en Russie - pain et vodka... Bon anniversaire !
N?1 et N?2 boivent. Ils mangent.
Pause.
Petit ? petit, l'air de rien, N?2 pousse N?1 de la chaise.
N?1 (Assis tout au bord). Tu prends trop d'place. Pousse-toi
voir un peu !
N?2. Et pourquoi ça ? J'y suis pour queq'chose si t'as un gros cul
?
N?1. Pas pu gros que l'tien ! Assieds-toi et ferme-l?.
N?2. Elle est bonne celle-l? ! J'dois m'taire quand c'est toi qu'as
commenc? ? Une chaise ça lui suffit pas !
N?1. Mais regarde donc - t'as pris toute la place ! ... Espèce d'usurpateur
!
N?2. Attends ! Me trait'pas d'usurpateur ! Pass'que, entre autres,
quand j'étais malade et que j'avais le téléphone sous la main, l?, on s'occupait
bien d'moi. Mais quand j'ai ét? guéri, que j'suis revenu dans le service,
d'un seul coup, c'était pu les mêmes gueules ! .. Vas-y donc chez ton Sidorov,
engueule-le ! Pourquoi que tu me gueules dessus ? .. Bien sûr avec ses
potes, on soigne ses relations ! Et moi, on peut me gueuler dessus, c'est
ça ? J'suis pas Sidorov, je dois tout supporter.
N?1 (Il se lève, complètement hors de lui). T'as pas bientôt
fini ? !.. Tu sais c'que je vais t'dire ? .. Va t'faire, tu sais quoi ?
!..
N?2 (Il s'écarte l'oreille de la main, simule l'attention).
Non, quoi ? Vas-y, dis-le.
N?1 (Il contient sa fureur). Je l'dirais bien. Mais y a des
gens ici, j'veux pas qu'y-s-entendent. J'te dirais bien, comme on dit en
Russie depuis des sieks et des sieks...
ALEKSEIEVA (Aux deux hommes qui se querellent). Mon Dieu, ne
vous disputez pas ! Prenez ma chaise. Je vais m'asseoir sur les genoux
de mon mari. (Elle se lève).
N?2 (A Alekseieva). As-ss-sis !.. On peut bien le faire, nous.
(A N?1, sur un ton conciliant). Si tu venais t'asseoir sur mes genoux,
hein ? .. Et souviens-toi de ma gentillesse.
N?1 (Il se calme). Ca va. Bon dieu, je vais essayer d'oublier.
(Il s'assied sur les genoux de n?2).
N?2. Comme t'es dessus, sers donc le troisième. Les deux premiers s'emmerdent.
N?1 sert ? boire. Pendant la querelle, Remizoff a pos? la tête sur
le bord de la table et s'est endormi.
N?1 et N?2 boivent et mangent.
Pause
N?2. Tu peux pas t'asseoir mieux que ça ? Tu m'écrases avec tes os,
j'ai la cuisse toute raide.
N?1. Faudrait savoir, il est comment mon cul ? Gras ou osseux ? ...
c'est quoi ce bazar ! Fais pas le con !
N?2. Attends, me traite pas de con ! Tu crois que pass'que tu gagnes
plus que moi, je vais t'autoriser ? traîner dans la boue ma dinit? humaine
?! T'as de l'argent, et de l'esprit, il en faut pas alors ?!.. T'as trouv?
la bonne tache ! (Il lui met son poing dans la figure)
N?1. Quand est-ce que je t'ai trait? de con ?!.. Pourquoi que tu dis
ça ?!
N?2. Et pourquoi que tu dis que je fais le con ?
N?1. Attends, ça veut pas dire que j'te prends pour un con. C'est juste
une façon de parler.
N?2. Pour moi, c'est pareil !
N?1. Joue pas sur les mots !
N?2. C'est c'que tu fais tout le temps, toi!
N?1. O? t'as vu que je joue sur les mots ? Prouve-le ! Pass'que j'ai
dit que tu fais le con ?
N?2. T'as pas le droit de dire ça. Ca y est, ça r'commence, tu veux
encore le bordel, c'est ça ?!..
N?1. Va t'faire !
N?2. (Il fait tomber N?1 de ses genoux). O? ça ?!..
N?1. Et moi, tu m'envoies o? ?!
N?2. Qui est-ce qui t'envoie ?!
N?1. J'veux dire - de manière indirecte !
N?2. Mais pourquoi tu veux que je fasse le con ? Je t'ai pas
déj? demand? d'arrêter, non ?!..
REMIZOVA (Elle se lève. Aux Alekseiev). Il est temps pour nous
de ... (Elle secoue Remizoff). Lève-toi, on s'en va. On rentre ?
la maison.
N?2 (Il met ses mains en porte-voix). La prochaine station :
kilomètre 101 !
N?1 et N?2 rient.
REMIZOVA. Bon, qu'est-ce que je vais faire de lui ?
N?1. Hein ? On va le transporter sur le lit - qu'il se repose jusqu'?
ce qu'il sera en état.
N?2. Pour sûr ! Il a bu un coup de trop, et alors ! C'est un homme,
quand même.
ALEKSEIEVA. Oui ! Qu'il dorme quelques heures. Ce soir, je pense qu'il
ira mieux. Alors, on te le renverra.
REMIZOVA. Je ne sais vraiment pas quoi faire. Quelle honte quand même
!
N?2. La honte ?! Il a bu un coup de trop, la belle affaire. C'est un
homme je te dis. (A N?1) Viens-l? qu'on le porte jusqu'au lit, le
pauvre.
N?1 et N?2 se lèvent, s'approchent de Remizoff. N?2 le prend sous
les bras, N?1 sous les genoux.
N?2. Prends-le donc par le cul ! ... Ca y est ?
N?1. Je l'tiens.
N?2. On y va !
REMIZOFF (Dans ses rêves). J'ai un travail qui paye !..qui paye
vraiment bien !
N?2. T'en as de la chance, vieux : t'as un travail qui paye et nous,
l?, on va te poser sur un lit.
REMIZOFF. Un travail qui paye, ça veut dire qu'avec ce que je
gagne j'ai tout juste assez pour vivre.
N?2. Qui est-ce qui va être bien, l? ? Hein, vieux, qui ça !..
REMIZOFF. Oh oh, c'est bon ! Que c'est bon!.. Enlevez-moi mes chaussures,
s'il vous plaît. Merci. Je sais qui vous êtes - vous êtes les anges de
la mort.
N?2. Qu'est-ce que tu dis, vieux ? Ca fait bien longtemps qu'on est
plus des anges.
N?1 et N?2 enlèvent les chaussures de Remizoff, défont sa cravate,
ôtent ses lunettes (N?2 les met sur son nez)
REMIZOVA (Regardant son mari endormi). Est-ce que c'est pas
une honte ?!.. Allez donc sortir avec lui ! .. (Elle se dirige vers
la sortie. Elle se retourne). Je préfère m'en aller. Merci pour tout.
Et toutes mes excuses, s'il vous plaît, pour ce... cet empot?.
ALEKSEIEVA. Tu parles ! Pourquoi tu t'excuserais !
ALEKSEIEV. Bien sûr. Tu vas pas t'excuser pour les fautes d'un autre.
REMIZOVA. Alors excusez-le, lui. (D'un signe de la tête, elle montre
le dormeur). Je sais bien que tout ça, c'est ? cause de la vie qu'il
a.
ALEKSEIEVA. Oui, oui. C'est dur pour tout le monde en ce moment.
REMIZOVA. Ca va, je m'en vais. ... (A N?1 et N?2 qui sont occupés
? discuter.) Au revoir.
ALEKSEIEV (Il se lève). Je t'accompagne.
ALEKSEIEVA (elle se lève). Oui, oui. On t'accompagne.
REMIZOVA. Attendez ce soir pour le lever. Qu'il rentre ? pied. Ou alors
appelez un taxi. Je vous rembourserai après.
ALEKSEIEV. On fera tout ce qu'il faudra.
ALEKSEIEVA. Bien sûr. Mais pour l'instant, qu'il dorme.
Les Alekseiev et Remizova sortent.
Le dialogue entre N?1 et N?2 commence aux paroles d'Alekseiev :
"Bien sûr. Tu vas pas t'excuser pour les fautes d'un autre"
et jusqu'au moment o? les Alekseiev et Remizova sortent. Ils sont assis
? table sur les chaises libres, boivent de la vodka, et sans prêter attention
aux autres, discutent doucement (bruit de fond).
N?1 (Il boit un coup, mange un morceau de pain). Ma foi, elle
est bonne cette vodka. Mais je préfère le rhum. Tu te souviens du temps
o? on en trouvait partout ?
N?2 (Il boit, mange, rote bruyamment). Ouais.
N?1. A l'époque, j'avais du fric. Tu te souviens du fric qu'y avait
au boulot ? ...
N?2. Ouais, ouais.
N?2. Alors je suis pass? prendre du rhum au magasin en pensant qu'y
faut que je le goûte, voir ce que ça vaut. Regarde : la vodka quand tu
la bois, ça te chauffe l?, (Il se caresse la poitrine).oui ? - et
puis c'est tout, ça passe. Mais avec le rhum, ça chauffe, ça chauffe, ça
en finit pas ! .. Compare !..
N?2. Ouais.
N?1. Tu sens la différence ? ..
N?2. Ouais.
N?1. Mais maintenant, on en vend plus du comme ça. Celui qu'on trouve,
c'est du russe, et celui-l? j'en veux pas.
N?2. Ouais. Si t'en servais un autre ?
Au départ des maîtres de maison, N?1 et N?2 se taisent, regardent
autour d'eux, laissent leurs verres pleins. Leur attitude, leur expression
changent : leur maladresse et leur grossièret? disparaissent.
N?2 (Il court sur la pointe des pieds ? la porte, écoute). Ils
sont partis.
N?1. Apporte l'appareil. (Il fait de la place sur la table).
N?2 apporte la valise, la pose sur la table, l'ouvre, prend avec
précaution un appareil de mesure électrique avec des fils et des électrodes,
le pose sur la table, vérifie l'état de marche.
N?1 sort de la boite une autre boite en métal et deux flacons. Ils
se dépêchent, s'énervent. Musique en fond.
N?1. Va donc écouter ? la porte.
N?2 va ? la porte, écoute, fait un signe de la tête. C'est bon,
on y va.
N?1 enlève sa blouse, roule les manches de sa chemise, met ? nu
le coude de son bras gauche, prend dans la boite métallique une seringue
et, sans y planter d'aiguille, va vers le lit o? dort Remizoff. Des deux
doigts d'une main, lui élargit un il, y place l'embout de la seringue et
ponctionne du liquide. La musique cesse.
REMIZOFF (A travers son rêve. Il chante). Happy birthday to
you!.. Happy birthday to-o-o-o-o you-ou-ou-ou !..
N?1 (Il caresse la tête de Remizoff). Chut ! .. Chut ! ..
N?1 retourne ? la table avec la seringue, verse son contenu dans
un des flacons. L'agite, remplit la seringue du mélange obtenu. Prend du
coton dans la boite métallique, l'humidifie avec l'autre flacon, s'assied
sur une chaise, prend dans la valise un garrot, le fixe ? son bras, s'essuie
avec le coton la pliure du coude et, le bout du garrot dans les dents,
se fait une injection.
Il pose la seringue, a un flash. La musique du flash retentit -
musique langoureuse, style new age, puis cesse très vite.
N?1 (d'une voix faible, enrouée, il appelle N?2). Viens l?.
N?2 se précipite, prend dans la valise deux ventouses en caoutchouc,
reliées par un fil électrique, en donne une ? N?1, mouille l'autre, se
la colle au front. N?1 essaie vainement de coller la sienne ? son front.
N?2. Mouille-la.
N?1 mouille la ventouse, la colle. Il sort de la valise une brochure,
feuillette les pages, s'arrête ? celle qu'il cherchait.
N?2. S'il te plaît, fais attention aux articulations.
N?1 (sèchement). Pas besoin de le dire.
N?2. Plus vite, plus vite !
N?1 (Il tousse, s'applique ? lire d'une voix régulière). CONDUITE
A TENIR EN CAS DE SEJOUR DANS UN ABRI ET A L'EXTERIEUR DE CELUI-CI.
En cas de séjour dans un abri, obéissez au chef d'abri. Soyez disciplin?.
Donnez l'exemple. Tenez-vous prêt ? utiliser le matériel de protection
individuelle.
Il est interdit de plaisanter, de se déplacer inutilement, de fumer,
d'utiliser une flamme ? air libre qui consomme l'oxygène qui vous est précieux,
de jeter des déchets alimentaires n'importe o?.
Surveillez la conduite des enfants. Si survient l'obligation...
N?2, les yeux fermés, approuve la lecture, soit par des signes de
tête, en marquant le rythme des phrases lues, soit en remuant les lèvres
- comme s'il répétait ce qu'il entend. Au milieu du texte, il grimace,
ouvre les yeux.
N?2. Je t'ai pourtant demand? de marquer les articulations !
N?1 (Il contient son agacement, marque du doigt l'endroit o? il
a ét? interrompu). D'accord. (Il tousse, lit avec application) ?
si survient l'obligation d'utiliser des masques, vérifiez que ceux des
enfants sont fixés correctement. Un très bon masque mal appliqu? ne protège
pas.
Si l'abri est atteint, conservez votre calme et ne cédez pas ? la panique
; soyez patients : des secours vont venir. Si cela s'avère nécessaire,
prenez part aux travaux d'élimination des décombres vers l'extérieur. (sch.33)
Quittez l'abri atteint pour en gagner un autre ou dirigez-vous vers
un rideau d'arbres. Souvenez-vous que la zone environnante peut être radioactive,
ne touchez ? rien. Ne vous approchez pas des bâtiments endommagés, ils
peuvent s'écrouler.
Venez en aide aux victimes. Aidez les vieillards, les femmes et les
enfants ? sortir de l'abri.
Une fois le texte termin?, N?1 en silence, comme pour ne pas gêner
N?2, assis sans mouvement, les yeux fermés, repose la brochure dans la
valise et, toussant dans sa main, s'assied, en jetant de temps en temps
un regard ? N?2.
N?2 (Il ouvre les yeux, enlève la ventouse de son front, la jette
dans la valise, se déshabille jusqu'? la ceinture, s'approche du matériel).
On continue ? ..
La musique résonne doucement, en fond.
N?1 (Il prend dans la valise un stylo, un cahier, s'approche de
l'appareil, prend les électrodes et les fixe aux hanches de N?2 qui lui
tourne le dos. Il regarde l'indication de l'appareil). Note : sur la
distale : 118.
N?2 (Il prend le cahier que N?1 a pos? devant lui, le stylo, écrit.
A haute voix). Distale : 118.
N?1 (Il appuie les électrodes contre le "plexus solaire"
et le nombril de N?2). Sur la proximale. Note ? (Il regarde l'indicateur)...
56,2.
N?2. (Il écrit. A haute voix). Proximale : 56,2. (Joyeusement).
Super, super ! .. On est en présence d'une diploïdisation potentielle !
N?1 (Imperturbable. Il applique les électrodes aux tempes de N?2).
Note : sur la latérale... (Il regarde l'appareil). Latérale : 125.
N?2 (Il écrit. A voix haute). 125. Si sur la médiale, on a 42
ou 47 - ? coup sûr je hurle de joie ! ..
N?1 (Imperturbable). Arrête, tu vas tout faire rater...
N?2. Je touche du bois !
N?1 (Il applique les électrodes au centre du front et sur le sinciput
de N?2). Note... Alors, on a ? .. (Il regarde l'appareil). Note
: 46 pour la médiale.
N?2. Yes, yes ! .. 46 quand même ! Presque 47 ! .. (Il écrit. A
haute voix). Médiale - 46. C'est tout. (Il ferme le cahier, le jette
avec le stylo dans la valise).
N?1. On range.
N?1 et N?2 remettent tout rapidement dans la valise, s'habillent.
La musique cesse. N?2 porte la valise ? l'entrée, se tient ? la porte,
prête l'oreille. Revient ? la table, singe la claudication des hôtes. N?1
et N?2 se mettent ? rire. Ils restent un moment assis en silence, attendant
leurs hôtes.
N?1. Je te raconte une blague ?
N?2. Vas-y.
N?1 (Il imite les personnages d'une manière vivante). Imagine
: midi, dans un parc d'attractions, des allées ? l'ombre ; sous un merisier,
assise sur un banc, une petite étudiante bien sage qui lit Brodsky. Tout
? coup, de derrière l'arbre, surgit un SDF dégueulasse, puant, avec un
filet ? provision et une main entortillée dans un chiffon plein de sang.
Il s'assied sur le banc, jette des regards ? sa voisine. L'étudiante, toute
tremblante, fait semblant de lire Brodsky. Le SDF déroule le chiffon plein
de sang, l'étale sur le banc (il a ? la main une blessure pleine de pus),
il sort du filet un demi-litre de porto bouch? avec du papier journal et
- très classe ! -il approche le goulot de ses lèvres. Il boit, il rote.
Se reprend, en propose ? l'étudiante. Elle, terrorisée, refuse. Le SDF
finit la bouteille, la jette dans le buisson ; il s'étire, tire de sa chaussette
des allumettes, un mégot, l'allume. "Bon, autant que je peux en juger,
dit-il en se tournant vers l'admiratrice de Brodsky, c'est peu probable
que vous acceptiez de me tailler une pipe ? ... Je préfèrerais croire le
contraire, bien sûr. Mais on sent chez vous une certaine prévenance."
.
N?1 et N?2 rient. Leur rire se répète en coulisses extrêmement lentement,
évoquant les sons de l'enfer.
Les Alekseiev entrent. L'attitude de N?1 et N?2 change : ils reprennent
leur apparence de prolos vulgaires.
ALEKSEIEVA (Elle s'approche du lit o? est Remizoff). Il dort
?
N?2. Vaut mieux comme ça ! Il a bu un coup de trop, le copain. C'est
pour ça que c'est un copain.
N?1. Chez nous en Russie, ça a toujours ét? comme ça : tu bois, tu
cuves, le matin tu dessoûles au kvas - et hop, au travail.
N?2. Pour sûr, le travail c'est pas un loup, il va pas te mordre les
couilles. Mais qu'est-ce qu'on fout l? ? (Il se lève, prend le reste
de vodka dans la bouteille). On y va ? .. On serait bien restés. Mais
on sent chez vous une certaine prévenance.
A ces mots, N?1 et N?2 pouffent de rire.
ALEKSEIEVA. Qu'est-ce que vous racontez ! Au contraire, on est toujours
contents d'avoir des invités.
N?1 (Il va vers la sortie, prend la valise). Ca suffit... On
a notre fiert?, comme on dit. Excusez-nous, bien sûr, si on a pas fait
comme il fallait : nous, on est des gens simples, on sait pas parler français.
On est comme nos vieux : simples et travailleurs.
N?2 (Ayant ôt? les lunettes, il les met sur le nez de Remizoff endormi).
Au revoir. Et encore une fois, bon anniversaire. Soyez riches.
N?1 et N?2 sortent.
Pause.
Alekseiev s'assied ? table. Alekseieva se tient près du lit, regarde
Remizoff.
ALEKSEIEVA. Zut ! J'ai complètement oubli? le gâteau !
ALEKSEIEV. Tu as bien fait. (Il se lève, va au plan de travail)
Je prépare du th?.
Rires.
ALEKSEIEVA. Enfin, Alekseiev ! .. Quand même. Ca se fait pas.
ALEKSEIEV. De quoi tu parles ? Du gâteau ?
ALEKSEIEVA. Du gâteau oui !
ALEKSEIEV. Laisse tomber. Y en aura plus pour nous.
Rires.
ALEKSEIEVA. Quand même ! Ca se fait pas !
Rires.
ALEKSEIEV. Qui t'a dit ça ? ..
Rires.
Les personnages s'immobilisent (sauf Alekseiev). Musique.
Partie 2
La même pièce. Les Alekseiev sont assis ? la table, ils boivent
du th? et mangent du gâteau. Sur la table, la théière et un walkman. Remizoff
dort ; son pantalon pend au bout du lit. Pendant toute la partie 2, on
entend des coups de marteau frappés soit contre du bois, soit contre du
fer, de manière espacée ou parfois très fréquente. Le réveil marque
4 heures.
ALEKSEIEVA (en faisant la grimace). Ca va durer encore longtemps
?
Rires.
ALEKSEIEV. Ne fais pas attention.
Pause
Les coups contre le bois diminuent. Puis, ? nouveau, de manière
particulièrement violente contre du fer, comme si on installait chez quelqu'un
des portes métalliques.
Rires.
ALEKSEIEVA. C'est pas possible ! .. Cette fois, je vais leur demander
d'arrêter.
ALEKSEIEV. Jusqu'? 23 heures, on a le droit de faire ce qu'on veut.
Souviens-toi quand j'ai perc? le mur.
Rires.
ALEKSEIEVA. Oui, mais alors, j'avais fait exprès de partir. Pour ne
rien entendre. Mais l?... (Le bruit est si fort qu'elle doit lever la
voix)... ça devient insupportable ! .. Je vais leur dire qu'un jour
de repos, c'est fait pour se reposer. Et pas pour écouter ce vacarme !
(Elle se lève)
Le bruit diminue. Silence.
Rires.
ALEKSEIEV. Assieds-toi. Ils ont compris.
Alekseieva reste debout quelque temps, pour vérifier ; s'assied.
Les coups contre le bois reprennent.
Rires.
ALEKSEIEV. Bois ton th?.
Alekseieva, exaspérée, boit du th?, mange du gâteau.
Rires.
Brusquement, Remizoff se réveille. Il s'assied sur le lit, regarde
au loin.
Rires.
Puis il enlève ses lunettes, les nettoie avec le bout de sa cravate,
les remet sur son nez. Se met ? farfouiller dans sa bouche avec une main,
regarde ses doigts, les essuie sur sa chemise et de nouveau les fourre
dans sa bouche. Pendant ce temps, les coups en coulisses continuent, mais
doucement, en bruit de fond.
ALEKSEIEVA (? Remizoff). Viens prendre du th?. Avec du gâteau.
Rires.
REMIZOFF. Je peux pas, j'ai un poil dans la bouche.
Rires.
ALEKSEIEVA. Rince-toi la bouche avec le th?.
Rires.
REMIZOFF. J'ai peur de l'avaler. Au fait, pendant que je dormais, personne
n'a utilis? ma bouche ?
Rires.
ALEKSEIEVA. Arrête de dire des bêtises. Viens boire du th?.
Rires.
REMIZOFF. Je sais pas pourquoi, j'ai la sensation d'avoir ét? posséd?.
ALEKSEIEVA. Je te sers. (Elle verse du th? de la théière). Dépêche-toi,
ça va refroidir.
Remizoff fouille sa bouche.
Pause.
REMIZOFF. Je serai pas tranquille tant que j'aurai pas attrap? ce poil
!
Rires.
ALEKSEIEVA. C'est pas difficile. Enroule un doigt dans un bout de ta
chemise blanche et essaie de l'attraper.
Alekseieva le regarde suivre son conseil.
Rires.
REMIZOFF (Il examine ses doigts enroulés dans la chemise). Je
l'ai !
Rires.
ALEKSEIEVA. Bon, alors maintenant, viens boire.
REMIZOFF (Il examine le poil). Attends. Il faut que je comprenne
ce que signifie ce poil. En tout cas, il est fin et droit. Et pas épais
et fris?, ce que, franchement, je craignais.
Rires.
ALEKSEIEVA. Ton th? t'attend.
Rires.
REMIZOFF (Sortant ses jambes du lit). O? est ma canne ?
Rires.
ALEKSEIEVA. L?, au pied du lit.
Rires.
Remizoff cherche par terre, trouve sa canne, vient s'asseoir ? table.
Alekseieva pose dans sa soucoupe un morceau de gâteau, la met devant lui.
Remizoff, n'y prête aucune attention, il est songeur.
ALEKSEIEVA. Mange.
Rires.
REMIZOFF. Je viens de faire un rêve. Sur les gens congelés. Des gens
qui seraient comme nous, mais congelés. Et ils auraient aussi des conceptions
et une morale tout ? fait différentes.
ALEKSEIEV. Et comment elle est leur morale ? (Il s'arrête de manger)
REMIZOFF. De glace.
ALEKSEIEV. Et la vôtre, elle est comment ?
REMIZOFF. Je ne sais pas. Liquide sans doute... et chaude. Et la vôtre
?
ALEKSEIEV. La nôtre, elle est juste. (Il se remet ? manger)
Rires lents, infernaux.
ALEKSEIEVA (? Remizoff). Tu bois pas ton th? ? Il est froid, c'est
sûr.
REMIZOFF. Vous avez du lait ?
ALEKSEIEVA. Non. De la crème. Mais elle est aigre. Je la garde pour
mettre dans la pâte ? blinis.
REMIZOFF (Pensif). La crème aigre de la sociét?... Ou mieux
: la crème de la sociét? aigre.
ALEKSEIEV. Encore des allusions ?
REMIZOFF. Pas du tout. Au fait, je connais quelqu'un, en ce moment,
c'est un vrai culte.
ALEKSEIEV. Un culte ? ... Ca veut dire quoi au juste "culte"
?
REMIZOFF. Pas "culte" au sens propre. En fait, il a le bras
droit coup? juste au niveau du coude, c'est donc un magnifique cul-de-jatte
du bras. D'o? le mot "culte".
Rires.
ALEKSEIEV (Indifférent). Si tu veux.
REMIZOFF. A part ça, il est aussi culturiste.
ALEKSEIEV. Qui ça ?
Rires.
REMIZOFF. Mon ami. Il est culturiste.
Rires.
ALEKSEIEV. Dans quel sens ?
REMIZOFF. Très souvent l'ét?, avec un sac ? dos et une gamelle, il
part en randonnée. Il dit qu'il passe des moments merveilleux, en vrai
"touriste". Moi je soutiens que c'est un "culturiste digne
de culte".
Rires.
Pause.
ALEKSEIEVA. Comment il s'y prend pour faire du feu ?
Rires.
REMIZOFF. J'ai pas dit qu'il était cul-de-jatte des deux bras. Juste
d'un côt?.
Rires.
Pause.
ALEKSEIEVA. N'empêche que je ne comprends pas comment il peut allumer
du feu. Allumer du feu, couper du bois, monter une tente ?.. Bon, pour
le bois, on peut faire ça avec une main. Mais avec les allumettes ? ..
(Elle remue les doigts d'une main, essaie de se représenter). Et
pour la tente ?
Rires.
REMIZOFF. J'ai pas dit qu'il avait une tente.
Rires.
ALEKSEIEA. Pas de tente ! Mais comment on peut faire sans tente ! ..
La nuit, il fait froid, non ? ..
Rires.
REMIZOFF. Le soir, il rentre chez lui. En fait, son handicap ne lui
laisse pas de repos. S'il passait ses jours et ses nuits en forêt, qui
est-ce qui penserait qu'il est un cul-de-jatte du bras digne de culte ?
Rires.
C'est pour ça qu'il cherche ? être près des gens. Il a une ambition
très développée.
Pause.
ALEKSEIEVA. Il va quand même faire du feu !
Rires.
REMIZOFF. Je sais pas. Peut-être que oui, peut-être que non.
Rires.
ALEKSEIEVA. Alors, pourquoi une gamelle ? ..
REMIZOFF. Quelle gamelle ?
ALEKSEIEVA. Il a pris une gamelle, avec son sac ? dos...
Rires.
Remizoff et Alekseieva ont l'air grave et sérieux.
Pause.
ALEKSEIEV. Il utilise un briquet.
Rires.
REMIZOFF. Exactement !
ALEKSEIEVA. Mais oui. Comment n'y ai-je pas pens? tout de suite ?
Rires.
Pause.
Les Alekseiev boivent du th?. En coulisses - des coups frappés contre
du fer.
ALEKSEIEVA. Alekseiev, tu peux aller leur dire d'arrêter ?
ALEKSEIEV. Ca me gêne pas.
Rires.
REMIZOFF. Je sais qui c'est - ce sont les gens congelés qui tapent.
ALEKSEIEV. Ca se peut ! C'est Le général Karbychev, vous savez, le
héros de la dernière guerre ? qui les nazis ont fait prendre une douche
froide dehors en plein hiver ... C'est lui qui découpe sa peau gelée au
piolet.
Rires infernaux.
REMIZOFF. Trois invalides congelés sont assis ? table et boivent du
th?.
ALEKSEIEVA. Je ne suis pas congelée.
REMIZOFF. Qui sait ?
Pause.
ALEKSEIEVA (A Remizoff). Bois. Et mange.
Rires.
REMIZOFF. C'est de l'eau que je veux.
Rires.
ALEKSEIEVA. Le th?, pour toi, c'est pas de l'eau ?
Rires.
REMIZOFF. Je veux dire au sens général.
Rires.
Pause.
Y a pas longtemps, dans le tram, je lis sur un mur : "L'eau précieuse
chez votre pharmacien". Je regarde encore une fois, et l?, je lis
: "La vodka, une eau précieuse dans votre pharmacie".
Depuis, quelque chose en moi (Il se visse un doigt sur la tempe)
a chang? radicalement.
ALEKSEIEVA. Et alors, en gros, ça colle : "La vodka, une eau précieuse
dans votre pharmacie", "l'eau précieuse chez votre pharmacien".
C'est sans doute comme ça.
Rires.
Pause.
REMIZOFF (Il se lève). J'y vais. Quelque chose me dit que je
dois rentrer. (Il va au portemanteau, met son imperméable).
ALEKSEIEVA. Tu as oubli? ton pantalon ! Tu vas y aller comme ça ? ..
REMIZOFF. Oui. Je m'en fous si les gens sont gênés ? cause de
mes jambes toutes tordues
Rires.
D'autant plus que maintenant, j'ai une morale de glace. Ca ne fait
donc aucune différence si j'ai un pantalon ou non.
ALEKSEIEVA (Elle se lève, prend le pantalon de Remizoff sur le lit).
Comme tu veux - mais je ne te laisserai pas partir comme ça.
REMIZOFF. Alors tu vas être obligée de me le mettre. Parce que moi
tout seul, j'y arrive pas.
ALEKSEIEVA (Elle tient le pantalon dans ses mains). D'accord.
Viens ici.
REMIZOFF. Tu vois. C'est toi qui insistes.
Rires.
Pendant ce temps, Alekseiev prend sur la table le walkman, met les
écouteurs sur les oreilles, l'allume. La musique du "flash" (new
age) retentit fortement mais on perçoit quand même les voix de Remizoff,
d'Alekseieva et les rires.
Alekseiev, les yeux fermés et isol? de tout, se prélasse.
Alekseieva s'efforce de mettre le pantalon ? Remizoff debout devant
elle. Puis il se couche par terre, lève ses jambes en l'air mais Alekseieva
ne peut pas se baisser jusqu'? lui. Alors, il s'allonge sur le lit, lève
ses jambes ; Sans lâcher ses béquilles, Alekseieva essaie péniblement de
lui enfiler le pantalon.
A travers la musique, on entend encore le bruit du marteau en coulisses,
la voix d'Alekseieva qui crie ? Remizoff : "Lève les jambes
! Plus haut ! Plus haut ! Tends tes genoux !"; celle de Remizoff
: "C'est toi qui l'as voulu ! .. Sois gentille, va jusqu'au bout !"
Remizoff essaie d'aider Alekseieva mais il a du mal ? tendre les
mains jusqu'au pantalon. Alekseieva se retourne vers Alekseiev, crie
: "Viens m'aider ! Viens donc ! ..." Alekseiev, les yeux fermés,
n'entend rien, ne voit rien : il sourit en silence.
On entend, de plus, un léger rire en coulisses, qui se moque des
efforts vains d'Alekseieva et de Remizoff.
Noir progressif.
Partie 3
Musique. Lumière. La même pièce. Tout est ? l'identique. Le réveil
marque toujours 4 heures. Au centre de la pièce, une chaise sur laquelle
est attachée Alekseieva, immobile, les yeux bandés. La feuille de papier
millimétr? auparavant punaisée au mur, est maintenant roulée et posée sur
la table près de laquelle N?1 et N?2 s'affairent. Ils portent un soutien-gorge
en dentelle noire, un porte-jarretelles auquel sont accrochées, en guise
de bas, des jambes coupées de pantalon d'homme, et de grosses bottes. Leur
visage est maquill?. Sur la table est posée la valise déj? vue, de laquelle
N?1 et N?2 extirpent le matériel connu : électrodes, boite avec seringue,
deux flacons, garrot en caoutchouc, et un tome de l'"Encyclopédie
de médecine". La musique cesse.
N?1 (Assis sur sa chaise. Vérifie la seringue). Aujourd'hui,
je me sens dans un drôle d'état. Tu sais, comme une folle envie de travailler.
N?2 (Il dénoue les fils des électrodes). C'est parce qu'hier,
avant de dormir, on s'est pas goinfrés comme d'habitude, on a mang? léger.
N?1. Tu crois que c'est ? cause de ça ?
N?2. Et qu'est-ce que ça serait d'autre ?
N?1. Je sais pas. Personnellement, j'ai trouv? la matinée merveilleuse.
(Pause) Tu sais bien que j'aime pas ce paysage, ni ce climat - je
préférerais mille fois plonger dans l'azote liquide ! - mais ça m'arrive
parfois, tout d'un coup, d'être ému, touch? jusqu'au cur ! .. Je sais pas
comment expliquer ça, mais il me semble alors que je pourrais rester ici
pour toujours.
N?2. Tu as vraiment des idées idiotes.
N?1. C'est toi l'idiot. Simplement tu ressens pas la poésie que moi
je trouve dans tout ça.
N?2. Ca c'est vrai. Parce que je suis quelqu'un de pratique. Je suis
un CIPiste, spécialiste du Contrôle des Instruments Potentiels. Et la découverte
d'une diploïdisation potentielle avec notre matériel, c'est pour moi un
moment beaucoup plus important que les sensations dont tu me parles.
(Pause)
N?1. Tu sais ce que tu es ? Le portrait type d'un conformiste pourri.
N?2. Je me fous de ce que tu penses de moi. Je crois qu'il est grand
temps de se mettre au travail.
N?1. Comme toujours, tu as raison. Et tu sais quoi ? .. C'est justement
parce que tu as toujours raison, que la prochaine fois, quand tu iras en
mission, je demanderai qu'on ne me décongèle pas. Qu'on t'envoie avec quelqu'un
d'autre.
N?2. Je te l'ai déj? dit, non ? J'en ai rien ? faire de ce que tu penses
de moi.
N?1. Parfait. J'espère que cette fois-ci, on s'est compris.
N?1 se lève, se dirige vers Alekseieva avec la seringue et écartant
un bout du bandeau noir, lui élargit un il avec les doigts, prélève quelque
chose avec sa seringue, va ? la table, verse le contenu de la seringue
dans un des flacons ; il met une aiguille sur la seringue, la remplit avec
le contenu du flacon, se fait une injection. Il a un long "flash".
Musique du "flash" qui cesse quand N?1 revient ? lui. En silence,
il sort de la valise le fil avec les ventouses, en mouille une, se la colle
au front ; avec un regard lourd et interrogatif, il regarde N?2 qui, occup?
par l'appareil, lui tourne le dos.
N?1 (d'une voix faible, enrouée). On se met au travail ? ..
N?2 (Il se retourne l'air mécontent. Mais, voyant n?1 avec la ventouse
au front, il acquiesce, l'air soumis). Oui, oui... (Il se colle
la ventouse au front). Je suis un peu distrait. Voil?, je suis prêt.
(Il s'assied dans une pose recueillie). A propos de l'articulation,
j'espère qu'il faut pas te rappeler ? ..
N?1. Pas la peine. (Il prend le livre, tousse). On y va.
N?2. (Les yeux fermés). Je suis prêt.
N?1 (Il s'éclaicit la gorge. Il lit). Le vaginisme est une affection
caractérisée par une contracture spasmodique involontaire des muscles vaginaux
et périvaginaux au moment de la pénétration du pénis dans le vagin, rendant
celle-ci impossible. Le spasme gagne tous les muscles pelviens, particulièrement
les muscles du périnée et du tiers externe du vagin.
Le spasme musculaire est un mouvement réflexe, indépendant de la volont?
de la femme qui apparaît lors de la tentative de pénétration du sexe masculin,
dans l'attente de ce moment et même lors d'une simple pensée ? ce sujet.
La contraction des muscles accroît au fur et ? mesure que se rapproche
le moment de la relation sexuelle et dans l'ensemble ne s'observe pas dans
des situations non liées ? l'excitation sexuelle ou ? l'acte sexuel.
Les spasmes peuvent être très douloureux. Ils sont en même temps la
manifestation des émotions sexuelles féminines, et la cause de ces émotions.
Cette affection n'est pas forcément liée ? une absence de lubrification
du vagin.
A la fin de la lecture, N?1 pose le livre, arrache la ventouse de
son front, se lève, prend la seringue, souffle dedans pour la nettoyer,
va vers Alekseieva et ponctionne encore une fois du liquide de son il ;
retourne ? la table, réitère les opérations avec les deux flacons. Pendant
ce temps-l?, N?2 est assis les yeux fermés, dans un état de léger abandon
; puis, au moment o? N?1 s'approche de la table, il ouvre les yeux et observe
perplexe les actes de N?1.
N?2 (Il arrache la ventouse). Tu en as encore pris ?
N?1 (Il remplit la seringue du flacon). Tu veux que je te dise
? Quand on a vu o? était le plaisir, faudrait être idiot de passer ? côt?
et de ne pas le prendre uniquement parce que les instructions ne le permettent
pas.
N?2. D'accord. Mais tu es responsable de tout. L'oublie pas.
N?1. Te fais pas de bile. (Il libère de la seringue des bulles d'air,
la tend ? N?2). Tu veux essayer ? .. Profite de ce que je suis avec
toi pour jeter un il sur tout ça... (Il fait le tour de la pièce du
regard) sous un angle particulier. La prochaine fois tu auras probablement
un autre coéquipier. Et qui d'autre que moi te proposera de goûter la folie,
d'aller contre les instructions ?
N?2. Tu sais que je ferai jamais ça. Je suis un CIPiste. D'habitude,
les gens comme moi, les "techniciens" comme on dit, on les méprise.
Aujourd'hui, je me suis aussi entendu traiter de "conformiste".
Mais si je suis un "technicien", c'est bien pour ne pas céder
aux émotions. Pour ça, j'ai suivi une formation approfondie. On nous a
enseign? une méthode appelée "noyade du cur dans de l'acide sulfurique".
Avec ça, on te sort du cur tout ce qui est sentiment, tout ce qui est superflu.
D'ailleurs, CIP - c'est pas seulement "Contrôle des Instruments Potentiels".
C'est aussi "Curs Ignifugés Proprement".
C'était peut-être pas la peine que je te parle de ça. Tu sais maintenant
ce que seuls doivent savoir les CIPistes.
N?1. Calme-toi. Ca changera rien pour moi. Pour la dernière fois :
tu veux une petite injection ?
N?2. Je te l'ai dit, il me semble, je suis un CIPiste. Aussi étrange
que ça puisse paraître, ? l'inverse de toi, j'en suis fier. Je suis foncièrement
convaincu que c'est grâce ? ces soi-disant "vieilles valeurs"
qu'on ne se dégradera pas complètement. Pour moi, des notions comme l'"honneur"
ou la "conscience" sont loin d'être creuses. Bien sûr, quand
on travaille avec du matériel comme celui-l?, (Il montre Alekseieva
avec dédain), tout ça passe ? l'arrière plan, t'es toujours
oblig? de faire des concessions. N'empêche que, si par tradition, la congélation
doit se faire dans des caves en terre ou dans des cuves en bouleau avec
une pincée de cannelle et de persil - s'il le faut, c'est ça que je choisirai
et pas l'azote liquide. Ton humeur est pour moi d'une décadence tout ?
fait banale qui influence facilement les gens instables et sans principes.
Comme toi. Pourtant tu es un Récepteur inn? ! Tu trouves pas ça dommage
d'avoir perdu huit ans pour obtenir cette spécialit? ?
..
N?1. Je vais te dire la vérit? : je regrette, oui. Mais pas du tout
pour ce que tu dis l?. Ce que je regrette, c'est que, avec le diplôme du
Récepteur niveau IV, j'ai enterr? les plus belles années de ma vie, et
malheureusement, maintenant je me rends compte que faire un prélèvement
du cristallin et se l'injecter dans une veine, j'aurais pu le faire sans
perdre tout ce temps et sans user mes nerfs ! Voil? ce que je regrette
vraiment !
N?2. Pourtant avant de remplir ta première mission, avant de prélever
pour la première fois, tu as potass? pendant plusieurs jours l'ophtalmologie.
Réponds-moi : pourrais-tu prélever, sans connaître l'ophtalmologie ? ..
N?1. Oui, j'ai étudi? l'ophtalmologie ! Mais j'ai étudi? aussi l'onagre,
l'onanisme, l'oncologie, l'ondatra et l'optimisme ! .. Et aussi la nécrose
des tissus ! Et alors ?! Qu'est-ce que ça m'a apport? ?!.. (Il s'approche
brusquement d'Alekseieva, tire un bout du bandeau et, avec 2 doigts d'une
main, lui ouvre un il. ) Tu penses que pour faire ça, il faut des connaissances
approfondies en ophtalmologie ?!..
N?2. Ce que tu peux être défaitiste ! Tu es en train de te transformer
en un décadent nuisible. Je vais devoir le signaler au chef d'équipe.
N?1 (Il retourne tranquillement ? la table, ayant trouv? le garrot,
il se prépare ? se faire une injection). Vas-y, fais ton rapport. Comme
merde, ça fait longtemps que tu as fait tes preuves. Pour la dernière fois,
tu en veux ? (Il tend la seringue ? N?2).
N?2. O? est-ce que j'ai fait mes preuves ? C'est ton avis personnel
?
N?1. Non, c'est celui de tout le service. Y a que pour toi que c'était
encore un secret.
N?2. Encore une fois, je me fous de ce que pensent les autres. C'est
d'ailleurs le destin de tout bon CIPiste, qui accomplit dignement sa mission,
de ne pas tenir compte de l'opinion des autres.
N?1 enroule le garrot autour de son bras, s'assied, tapote une veine.
N?2. Bien. J'irai contre les instructions.
N?1. Vraiment ? Tu t'en torches ?
N?2. Pas du tout. Simplement, je vois qu'il n'y a pas moyen de t'arrêter.
N?1. Ca va être difficile en effet. Surtout si j'en ai pas envie.
N?2. Mais je te propose un petit arrangement. Tu remplis la seringue,
tu t'approches de l'appareil et tu mesures les indications suivant toutes
les directions.
N?1 (Il regarde longuement N?2). Et après, tu te feras une injection
?..
N?2. Ca, je peux vraiment pas. Peut-être qu'il va y avoir une catastrophe,
c'est pour ça que je le ferai pas. Je me souviens ce qui est arriv? ? un
CIPiste qui avait subitement décid? de remplacer un Récepteur mis hors
service. Tu as peut-être entendu cette histoire ? .. Après l'injection,
la tête du CIPiste, d'un coup, ? cause d'un afflux du sang, a tout simplement
explos?. Oui, explos?, comme une cerise trop mûre. Leur monde, ? ce moment-l?
(Il désigne Alekseieva) était au bord de la faillite. Ils appellent
ça "la crise de Cuba". Et tout ça, c'est la faute du Récepteur
et du CIPiste qui avaient décid? de changer de place. L'autre affaire,
c'est quand - ? cause de nos recherches sur du matériel de labo de phénomènes
tels que "patrie", "patriotisme", "conscience
nationale sous un régime totalitaire" et "idée de surhomme"
- ? cause de tout ça, on a volontairement provoqu? la "Grande Guerre
Nationale". C'était une autre affaire, l?, tout était sous contrôle.
Mais pour la "crise de Cuba", je me souviens de l'agitation des
hauts dignitaires, comment ils ont presque tous quitt? précipitamment leurs
places, et du gel intensif qui a paralys? presque un quart de la filiale.
Tu veux que ça se reproduise ? .. Moi pas !
N?1. Alors pourquoi étais-tu d'accord pour laisser tomber les instructions
?
N?2. Ne crois pas que j'ai complètement oubli? la haute qualit? du
CIPiste. Je te propose un compromis : une deuxième fois, tu te fais une
injection dans la veine pendant que moi je fixerai les vibrations. Et ensuite,
une deuxième fois ensemble, on notera les indications.
N?1. Ce que tu peux être scrupuleux?! Quand on se rencontre, après,
j'ai parfois envie de prendre un bain.
N?2. Je m'en fiche.
N?1. Je comprends pas comment j'ai pu travailler en doublette avec
toi pendant tant d'années !
N?2. Tu vas te poser longtemps des questions idiotes ou on va enfin
au fait ?
N?1 pose la seringue, enlève le garrot de son bras, va ? l'appareil.
N?2 se déshabille jusqu'? la ceinture, trouve le cahier et le stylo. N?1
appuie les électrodes contre les reins de N?2. Musique en fond.
N?2. Si la distale et la latérale correspondent...
N?1 (Il regarde l'appareil, interrompt N?2). Distale - 128,3.
N?2 (Il note ? haute voix). 128,3.
N?1 (Il appuie les électrodes contre les fesses et le "plexus
solaire" de N?2). Proximale - 38.
N?2. 38 pile ?
N?1. Oui. (Il essaie de coller les électrodes aux tempes de N?2)
N?2 (Il lui tourne le dos). Ménage ta monture !
N?1. Ca va, je le sais que tu connais des tas d'expressions. Mais pourquoi
tu en abuses ? Personnellement, j'en ai jusque l? ! .. (Il se "scie"
la gorge avec la paume de sa main). Attends, moi aussi je peux t'en
faire : rien ne sert de courir, il faut partir ? point, mais il vaut mieux
fumer un joint - de toute façon toi tu dors bien ? Et ainsi de suite.
N?1 et N?2 se regardent attentivement pendant un court temps.
N?2. Bon, on continue. Proximale - 38 ?
N?1. Je me souviens plus.
N?2. Sois gentil, mesure encore une fois.
N?1 (Il mesure). 38.
N?2 (Il note ? haute voix). 38.
N?1 (Il colle les électrodes aux tempes de n?2). Latérale -
128,2.
N?2. Combien ?
N?1. 128,2.
N?2. Tu comprends ce qui vient de se passer ?!.. Hein, tu comprends
?!..
N?1 (Tranquillement). On mesure la médiale ? ..
N?2. Attends. (Il note ? voix haute). 128,2. Pourquoi est-ce
que tu te réjouis pas de nos succès ? Ca te laisse ? ce point indifférent
? ..
N?1. On mesure la médiale ? ..
N?1 et N?2 se fixent attentivement quelque temps.
N?2. Bon, on continue.
N?1 (Il applique les électrodes au centre du front et aux sinciputs
de N?2). Médiale - 38,1.
N?2. Yes, yes!... Diploïde ! Diploïde potentiel ! ..(Il se retourne
vers N?1, veut dire quelque chose, mais s'arrête net, agite la main devant
lui. Il note ? haute voix). 38,1. (Joyeusement, il jette le stylo
sur la table, sort un marqueur de la valise, étale sur la table la feuille
de papier millimétr? et, s'aidant du cahier, il fait lui-même quelques
marques).
La musique cesse. N?1, debout, se pose le garrot, se fait une injection.
Il a un "flash". Musique du "flash". Il tombe doucement
sur le sol, s'allonge. N?2 le regarde attentivement. La musique cesse.
N?1 se lève, s'assied sur une chaise, se colle une ventouse au front, sort
de la valise une enveloppe ouverte, en sort une lettre.
N?1 (Il regarde N?2). Asseyez-vous, s'il vous plaît.
N?2 (Il s'assied, se colle une ventouse au front). Fais vite
si c'est possible. On a pas beaucoup de temps.
N?1. Je te préviens d'emblée, les articulations, je les
marquerai pas. J'ai vraiment ét? touch?.
N?2. J'essaierai de le supporter.
N?1. (Il tousse, lit. La musique du "flash" retentit doucement
pour s'arrêter ? la fin de la lettre).
Bonjour, Sveta !
Nous avons ici un temps magnifique. Et vous ? C'est banal bien sûr
de commencer une lettre par le temps, mais comment faire autrement ? Excuse-moi,
rien d'autre ne me vient en tête. Hier, j'ai eu mal aux jambes toute la
journée. A cause de la pluie, sans doute. Mais je t'ai déj? dit qu'il avait
fait beau.
On a augment? la pension de Mikhaïl. Maintenant, il reçoit 572 roubles
au lieu de 530. C'est pas énorme mais dans notre situation, tu vois bien.
Déj? deux semaines que je n'ai pas mes règles. J'ai peur que ce soit
la ménopause. C'est pas encore l'âge mais ça peut arriver. On ne peut pas
envisager une grossesse, Mikhaïl a oubli? quand il m'a grimp? dessus la
dernière fois. De toute façon, tu sais bien, qu'il est paralys? jusqu'au-dessus
de la ceinture, et qu'il me contente seulement avec ses doigts... Je pense
donc que c'est la ménopause. Mes nerfs me lâchent : je pleure, je ris sans
raison. Tous les symptômes sont l?. Le sang me monte au visage pour un
oui ou pour un non, et je suis toute en sueur.
Peut-être que ma maladie est liée ? la mauvaise alimentation et ? l'atmosphère
ambiante du pays ? J'ai lu récemment un pronostic astrologique pour la
Russie. On disait que dès cette année, la Russie a commenc? ? se relever
et que ça va continuer. Mais j'ai du mal ? le croire. On nous promet toujours
que ça va aller mieux. Et jamais rien ne se passe.
Assez parl? de politique, ça va vraiment mal chez nous. Comment vas-tu,
toi ? Vassili a-t-il reçu la prothèse qu'il a commandée ? Volgograd pour
son bras ? Si oui, qu'il nous envoie une photo, nous voulons la voir.
Bon, j'abrège. Ecris-moi. Quoi de neuf ? Vois-tu Marinka ? Est-ce qu'on
lui a répar? son fauteuil roulant ?
Bon, au revoir. J'attends une lettre.
Ta Natalia. Je t'embrasse : smack, smack !
N?1 enlève la ventouse, pose la lettre, se lève de sa chaise, regarde
N?2 qui est assis immobile, les yeux fermés. Va s'allonger sur le lit.
N?2, comme un somnambule, se lève, ôte la ventouse de son front, enroule
le fil, le pose dans la valise, range l'appareil.
N?2. Je suis un CIPiste. Et même si c'est plus ? l'honneur depuis longtemps,
j'aime mon métier. Je me souviens d'un professeur qui enseignait "l'électro-anatomie
du système endocrinien", on l'avait surnomm? Pied ? Coulisse. "Les
enfants, disait-il souvent, si un jour on vous reproche d'être un CIPiste,
moquez-vous de vous-mêmes, plissez les yeux et répétez dans votre tête
: cip-cip-cip-cip ! ..." A l'époque, j'avais pas compris le sens de
ces paroles. Mais aujourd'hui, je me rends compte qu'il avait prévu ce
qui nous attendait nous tous, ses élèves. J'ai déj? ét? confront? ? ça...
Aujourd'hui, sans explication, on nous demande de prélever du liquide du
cristallin. Je comprends que ce monde doit être cristallin, pour qu'on
puisse voir au travers ce qui se passe en réalit?. Mais, tu te souviens,
avant, quand on s'occupait d'extraire en profondeur le "secret des
larmes" ? C'était une époque merveilleuse, on croyait tous alors,
sincèrement, ? un monde meilleur, on vivait avec de grands idéaux. On a
collabor? ? des pièces d'auteurs comme Shakespeare et Tchekhov. C'était
de vrais maîtres du "secret des larmes". Leurs personnages possédaient
dans l'aisance ce "secret". Comme ils me manquent ces rôles qu'on
incarnait toi et moi : Samson et Grégoire dans "Roméo et Juliette",
Pablo et Steve dans "Un tramway nomm? désir", Guildenstern et
Rosencrantz ... Et de Tchekhov ? Dans "La Mouette" ? On était
qui déj? ? .. Moi, Chamraiev, je crois ... Et toi ? .. Attends ... Ah oui,
faute de rôle, on t'a donn? celui de la mouette empaillée ! .. Je sais
que ça t'est égal de t'injecter l'un ou l'autre. Mais moi, franchement,
j'étais plus près du "secret des larmes". Au bout du compte,
comme toujours, quelqu'un l?-haut, a décid? pour nous que l'époque actuelle
exige un prélèvement du cristallin, que le "secret des larmes"
a cess? d'être d'actualit?, qu'il favorise la sentimentalit?, l'inertie
et la dépression. Je me souviens très bien de quand on peut dater ce que
j'appelle "l'ère du prélèvement de cristallin". Ca a commenc?
avec les pièces de Gogol. On était Bobtchinski et Dobtchinski. Tu te rappelles
? Pour la première fois alors, tu as prélev? du cristallin de Khlestakov.
Tout est parti de l? ! Je ne sais pas comment tu vois ça mais pour moi
le prélèvement a fait beaucoup de tort au "secret des larmes".
Il contient un vice nuisible, le nihilisme. Et si le "secret des larmes",
comme on nous l'a assur?, nous aurait menés au sentimentalisme, alors le
"prélèvement" ? mon avis, nous conduit directement ? une déchéance
morale. Il suffit de te regarder pour en être convaincu. A l'époque du
"secret des larmes", tu n'étais pas comme ça... Le bruit court
qu'après ça, quand nos dépôts seront pleins ? craquer, on nous obligera
? revenir au "secret des larmes". C'est comme un contrepoids
nécessaire. Le fait est que le "prélèvement" agit sur nous comme
l'héroïne sur du matériel de labo. Il attire comme un aimant. Cette rumeur
est-elle fondée ? En tout cas, j'attends avec impatience que ce moment
revienne... A l'époque, les spécialistes ont valoris? des auteurs comme
Shakespeare et Tchekhov, ce qui leur a permis de réaliser ce modèle de
système de l'univers qu'ils pensaient juste, de créer leur propre philosophie
et leur propre morale. Ah, s'ils avaient su, ces chers écrivains, que rien
ne dépendait d'eux, que tout résidait dans le fait qu'? l'un d'entre nous,
on a exig? ? un moment donn? et dans l'urgence le "secret de larmes"
! .. Après les pièces de Gogol, on a pénétr? toi et moi dans le "Le
Château" de Kafka. On était Arthur et Jeremy. Je m'en souviens bien
car tout le temps l'air m'a manqu? dans l'atmosphère étouffante de ce roman...
On a plong? dans des toiles de peintres comme Cézanne, Picasso... En 1937,
dans "Guernica", tu as décid? d'être le cheval, et moi le taureau
avec ses yeux asymétriques... Pendant la Grande Guerre Nationale, on a
fait semblant de planter le drapeau sur le Reichstag détruit, tu étais
Iegorov, et moi Kantaria. Déj? l? tu avais un comportement original et
le "prélèvement" agissait sur toi d'une façon pernicieuse : tu
ne voulais pas grimper sur la coupole du Reichstag, j'ai d? te tirer et
de te persuader. Avec bien du mal, j'ai réussi ? te faire comprendre que
notre présence passerait inaperçue ? ce moment important o? le matériel
de laboratoire s'extasiait devant la "victoire", moment o? il
était particulièrement dynamique et satur? par les vibrations... Alors
on a "prélev?" chez Hitler. Spécialement pour ça, on est devenus
le docteur Goebbels et son épouse. Ca a ét? les plus noires, les plus sombres
vibrations que j'ai jamais pu fixer... Les derniers rôles, celui du président
des USA, Clinton et son amie Monica Lewinsky t'ont permis, ? nouveau, de
montrer ton fond pourri : pourquoi est-ce que, ignorant totalement les
ordres, tu m'as pris de haut devant tout le monde en présentant une robe
sur laquelle j'avais soi-disant laiss? des traces de sperme ? Tu avais
besoin de faire ça ? De cesser de suivre les instructions ? De toujours
vouloir apporter de toi quelque chose qui ne mène ? rien ? .. Au reste,
? toi de voir avec ta conscience. Moi la mienne, elle est pure. Comme tu
veux ... D'ailleurs, il me semble que le matériel de labo commence ? se
douter de notre présence. Sinon, comment serait apparu le mot "congelure"
? A la rigueur, on pourrait nous traiter de "congelures" parce
qu'on est pass? de l'état congel? ? l'état décongel?. Mais c'est pas tout
? fait ça. En tout cas, leur "congelure" et ce que moi, je pense
de moi-même, c'est loin d'être pareil ... Qu'est-ce qu'ils peuvent être
vulgaires ! Quel état d'esprit arriér? ! ... Tu ne crois pas, que c'est
? cause de toi que le matériel de laboratoire s'est mis ? soupçonner quelque
chose ? .. Tu ne réponds pas ? .. Va au diable ! .. Moi, ma conscience
est pure. (Pendant tout son monologue, N?2, l'air sérieux et concentr?,
enroule et déroule l'appareil inlassablement.)
N?1 (Il se lève du lit, s'approche de N?2, l'observe pendant qu'il
parle ; quand N?2 cesse de parler, N?1 croise par hasard son regard engourdi
et comprend tout). Te voil? revenu.
(Il s'assied sur une chaise, ferme les yeux). Moi non plus,
je ne me sens pas bien.
N?2 (Il continue ? enrouler et dérouler le matériel). Il y a
CIPiste et CIPiste. Tout CIPiste n'est pas forcément honnête. On peut aussi
parfois traduire par "Connard Ignoblement Profiteur". Mais ça,
c'est dans les cercles fermés. Dans un sens plus large, on pourrait dire
: "Consommation Intensive = Poison". Tu penses vraiment que l'homme,
guid? par tout ça, peut garder une conscience et un visage sans tache?..
N?1 (Il se lève l'air accabl?, va au magnétophone). C'est comme
tu veux. Moi je ne peux plus. Je t'ai prévenu, non, que quand le plaisir
est ? côt?, je le ramasse ? ..
N?1 allume le magnétophone, va vers Alekseieva, commence ? danser
autour d'elle, mime un strip-tease : il se frotte contre elle, s'assied
sur ses genoux, lui donne des coups de langue, l'embrasse en la barbouillant
de rouge ? lèvres, tire le bord de son soutien-gorge ? lui, se frotte un
mamelon contre le visage d'Alekseieva, etc. Musique langoureuse, morbide,
ensorceleuse.
N?2 (Il enroule-déroule l'appareil, sans interruption, pendant la
danse de N?1 ; élève un peu la voix). Ils me disent que je suis pas
un CIPiste mais un PICiste. Alors je leur ai montr? ce que c'était qu'un
PICiste : pour les emmerder, j'ai pris une toute petite voix et j'ai piaill?
: pic-pic-pic-pic ! ..
(Il fronce les sourcils, cesse d'enrouler le matériel et piaille
longuement d'une voix stridente). Puis - tout reprend comme avant
: il enroule-déroule, le regard fixe. Il ne remarque plus ce qui l'entoure
: seuls l'appareil et sa propre parole existent pour lui). C'est la
chose la plus douloureuse que j'ai connue dans ma vie. Que dire, des salauds
y en a beaucoup, mais sois gentil, éteins le gaz en quittant la cuisine.
Et c'est pas tout. Tout viendra plus tard. A part ça. Ah mais non, par
exemple ! Qu'est-ce que j'ai mang? hier ? Souviens-toi donc ! Ca ou ça.
Ah, comme tu es. Quelque chose. Quelque part. Moi-même. Remets tout ? sa
place ! .. (Il crie ? quelqu'un qu'on ne voit pas. S'occupe ? nouveau
de ses affaires). Bon, ça y est, je me calme. Ca devrait être comme
ça depuis longtemps. Depuis le temps que je le dis. Que je le dis et redis.
Et je le dirai encore. Pourquoi toujours des bavardages ? Le dire mais
sans blabla. Espèce de babouin bavard. Gorillo-gargouilleur, macaquo-marmailloux.
Malheur ? moi, malheur ? moi ! Le Mont Malheur se dresse sur mon malheur.
Les gars, grimpons sur la montagne. "Gruppenführer", je vous
connais ?
Alekseiev surgit dans la pièce, habill? comme dans la Partie I,
il porte sa canne sous le bras. A son entrée, N?1 et N?2 (qui ne le voient
pas tout de suite) interrompent brusquement leurs occupations et, confus,
s'immobilisent dans une pose soumise. Alekseiev les observe un certain
temps puis coupe le magnétophone.
ALEKSEIEV. Que se passe-t-il ici ?
N?2 (Surmontant sa timidit? et son trouble). Quelqu'un a simplement
décid? qu'un prélèvement de cristallin, c'est pas assez.
ALEKSEIEV (? N?1). Tu enfreins ? nouveau les instructions ?
.. Tu as déj? eu un avertissement sérieux, et tu recommences ? .. Tu veux
qu'on te soumette ? une décongélation ultrasonore ?!.. Tu veux qu'on te
réduise en gelée ? ..
N?1 (Il s'assied sur la chaise). Je ne veux rien.
N?2. Je l'ai pourtant prévenu.
ALEKSEIEV (Il interrompt N?2 d'un geste de la main). Silence
!
N?2. Chef, mais je...
ALEKSEIEV. Silence, j'ai dit !
Pause.
ALEKSEIEV. Les gars, nous faisons ensemble cause commune. Vous pensez
que je me fiche complètement de ce que vous avez en vous, de ce qui se
passe dans votre vie privée ? .. Je vous signale que je ne suis pas comme
la plupart des chefs d'équipe : eux, ils se foutent bien de leurs employés,
pourvu que le travail soit fait. Pas moi. (Pause). Aujourd'hui,
les gars, on travaille avec des boiteux, des tordus, des manchots - et
vous prenez déj? des libertés. Qu'est-ce que ça donnera quand on commencera
? travailler avec des schizos et des psychopathes - avec du matériau atteint
de maladie mentale ? .. Et si vous prélevez chez eux plus que prévu, vous
allez tout faire sauter ! .. C'est ça que vous voulez ? ..
N?1. C'est pas pareil avec des schizos.
ALEKSEIEV. Et d'o? je peux savoir comment tu t'y prends avec un schizo
? .. (Pause). Ou alors vous voulez que leur monde (Il montre
Alekseieva) s'écroule ? cause de nous ? Ca donnera quoi ? .. Vous voulez
que je vous le dise ? .. On perdra notre travail, voil? tout. (Pause.
? N?1). Tu sais que tu es déj? sur la liste des candidats ? une décongélation
prolongée ? ..
N?1. Qu'ils aillent se faire voir !
ALEKSEIEV. Ah bon ?!.. As-tu oubli? que si tu es ici en mission, c'est
uniquement parce que je me suis port? garant de toi ? ..
N?1. Votre piti?, j'en veux pas.
ALEKSEIEV. C'est pas de la piti?, mon cher. C'est du travail. C'est
notre travail. Tu es ici seulement parce que je crois toujours en toi.
Je t'ai toujours considér? comme un Récepteur hors pair. Et je veux que
tes qualités intérieures se transforment elles aussi.
N?1. Je suis pour vous un cobaye de laboratoire ?
ALEKSEIEV. Tu es un imbécile. C'est tout.
N?2 (Il s'approche d'Alekseiev avec la feuille de papier millimétr?).
Chef, j'ai not? l? les dernières mesures. Tous les indices montrent que
nous avons ? faire ? un diploïde potentiel.
ALEKSEIEV. Accrochez le dessin.
N?1 et N?2 accrochent le dessin au mur, ? son ancienne place. Alekseiev
s'approche, l'étudie.
ALEKSEIEV (Il pointe le dessin du bout de sa canne, ? N?2).
Tu appelles ça une diploïdisation ?
N?2 (Il regarde le dessin. Embarrass?). Quelque chose ne va
encore pas ? .. J'ai pourtant tout calcul? et j'ai bien vu l? une diploïdisation
potentielle ! .. C'est pas possible qu'il y ait encore une erreur ? ..
(Il s'approche tout près du dessin, l'examine).
ALEKSEIEV. C'est pire qu'une erreur. C'est un échec. Une fois de plus.
Ca signifie que je dois encore une fois relancer tout le processus. Ca
sera la 102ème fois. Vous croyez pas que ça suffit comme ça ? ..
N?2 (Il regarde attentivement le dessin, promène son doigt dessus).
Il peut pas y avoir d'erreur ! .. Chef, c'est exclu ! ..
N?1 (Il s'assied sur la chaise, enfouit son visage dans ses mains).
Stop. J'en peux plus. Je suis fatigu?.
ALEKSEIEV. Tu es fatigu? ? .. Et moi, tu ne crois pas que j'y suis
aussi fatigu? ? ..
N?1 (Il crie). Est-ce que vous avez vu comment les mamelons
enflent ? cause des injections trop fréquentes ?!.. Hein, vous avez vu
?!!! (Il écarte son soutien-gorge, montre un de ses mamelons ? Alekseiev).
ALEKSEIEV. Mon gars, Qu'est-ce que c'est que tes mamelons comparés
? cette grosseur au cerveau qu'on m'a trouvée avant ma dernière expédition
et qui progresse sans cesse ?!.. Je te propose de comparer et d'en tirer
les conclusions.
N?2 (Il s'approche d'Alekseiev). Chef, les indications sont
précises. J'en suis sûr. C'est une diploïdisation, chef, une diploïdisation
potentielle ! Vérifiez tout encore une fois, s'il vous plaît !
ALEKSEIEV (Il s'assied épuis? sur le lit. Il pleure presque).
Ils sont fatigués, voyez-vous ! .. Et moi, ? votre avis, j'y suis pas,
fatigu? ? .. N'importe qui d'abord peut se plaindre, mais surtout pas vous.
Est-ce qu'il vous est arriv?, 102 fois d'affilée, de devoir cavaler avec
une canne, de faire semblant de boiter et de vivre avec une femme qui gobe
tout ce qu'on dit et qui est bête comme ses pieds ?!.. Et mon prochain
rôle, c'est celui du "Président de la Fédération de Russie".
C'est autre chose que d'imiter un invalide, croyez-moi ! .. Excusez-moi,
mais je ne suis pas un acteur. Simplement, c'est mon travail. Et je sais
ce que signifie l'expression "IL FAUT" ! .. (Son ton devient
sévère). Ils ont trouv? une diploïdisation, voyez-vous ça !.. Mais
si ça avait ét? notre seul but, vous croyez vraiment qu'on serait restés
aussi longtemps ?!.. Personnellement, j'aurais fichu le camp le premier.
Et je vous aurais embarqu? avec moi. Avant tout, il faut absolument poser
un diagnostic sûr ! Avec des indications très précises... Vous savez bien
que ceux qui nous ont précédés n'ont pas rempli leur tâche ! Vous comprendrez
donc qu'une double responsabilit? repose sur nous. Soit dit en passant,
j'ai déj? découvert quelque chose. Je peux même vous dire que, selon toute
vraisemblance, il existe un "syndrome du jour anniversaire".
Mais je ne serai pas tranquille tant que ça ne sera pas complètement prouv?
! Et vous non plus, je ne vous laisserai pas tranquille ! .. Je ne vous
permettrai pas de faire tout foirer sous prétexte d'une quelconque fatigue
! Vous saviez pourquoi vous veniez. Si quelque chose ne vous plaît pas,
envoyez-moi une lettre en bonne et due forme. Point final.
N?1 et N?2 se sentent coupables.
(Il les réconforte). C'est bon, les gars, on se reprend. (Il
se lève, s'approche de N?1 et N?2, leur tape sur l'épaule, les serre dans
ses bras). Assez larmoy?. On va faire tout ce qu'on nous demande. Que
personne, après, ne puisse dire: ils sont comme ceux qui étaient avant
eux, ils n'ont pas justifi? leur décongélation. Maintenant, emportez ça.
(Il désigne Alekseieva). Quant ? moi, je ferais mieux de me préparer.
Pourvu que cette fois-ci, on réussisse. Et restez polis - les vrais prolos
ne s'engueulent jamais ? cause d'une vulgaire injure?! Y a que les vieilles
dans les hospices pour se chamailler comme ça. Soyez plus réaliste. C'est
un ordre. Et maintenant, disparaissez !
N?1 et N?2, ayant écout? les instructions soulèvent la chaise sur
laquelle est assise Alekseieva et l'emportent hors de la pièce. Alekseiev
voit qu'ils ont laiss? la valise, il la saisit, les poursuit en criant.
Vous avez oubli? la valise ! Vous croyez que je vais vous la porter
?! ..
Il sort.
Entre Remizoff, il porte les vêtements d'Alekseiev au début de la
partie I et des lunettes ; il marche tout ? fait normalement, la canne
dans une main, son visage est maquill?. Il est seul. Il s'approche du réfrigérateur,
prend le réveil et, l'air distrait, déplace les aiguilles du 4 au 12.
REMIZOV. Ils sont fatigués ! Non, mes chers, vous n'êtes pas fatigués.
Vous en êtes encore loin. Mais vous allez l'être, ça je vous le garantis.
Je ne vous l'ai pas assez dit. Mais je vais vous le faire apprendre par
cur. Vous aurez ça dans la tête comme après une congélation intensive !
.. C'est comme ça qu'il faut faire avec eux - rabâcher dans tous les sens,
jusqu'? ce que la fumée sorte ! Sinon, on obtient rien. Comme on dit :
tu rabâches pas, t'avances pas. C'est le meilleur système. Mais il faut
pas le montrer. Leur faire croire qu'ils sont indispensables. Leur rabâcher
par derrière sans qu'ils le voient. Et alors ?! Ca a ét? pareil pour moi
en mon temps. Sans ça, est-ce que je serais devenu ce que je suis ? ..
J'en sais rien. Probablement quand même que ce rabâchage m'a ét? utile...
J'en sais rien ? J'ai d? jouer le prolo. Je suis pass? par ça. Ils me disent que
leurs mamelons enflent?! Mais chez moi, y a pas que les mamelons ; de temps
en temps et en fonction des circonstances, c'est moi tout entier qui enfle,
comme ce poisson japonais dont j'ai oubli? le nom?! .. J'ai fait le prolo.
Pour saisir cet "air du peuple" ferment?, j'ai étudi? la poésie
de Nekrassov, j'ai lu les pièces de Choukchine, j'ai chant? la «Doubinouchka?.
Je suis pass? par tout ça ? Est-ce que ça a ét? facile?? Est-ce que ça
a ét? facile avec mon odorat délicat de m'asseoir parmi le troupeau des
travailleurs, de respirer les odeurs d'ail et de chaussettes, de faire
semblant d'être ? leur niveau, d'avoir de l'imagination pour trois, et
de faire croire ? un minable nabot que je l'estime?? Et eux?: « tu fais
le con?! » Qu'est-ce que c'est que ça, je vous le demande?? O? elle est
la vérit? de la vie?? O? il est le réalisme?? Qui me répondra?? .. Personne
… (Il regarde le réveil, le remet ? sa place). Comme on dit, le
temps passe. Reprenons le film au début. Déj? le 102ème épisode
!.. Mon Dieu, c'est tout simplement pas pensable !!!.. Il faut en parler,
oui, en parler ! .. Raconter ta fatigue, ce que c'est pour toi. (Il
répète). Quel Remizoff ? .. D'o? vient-il ce Remizoff ? .. Qu'est-ce
donc que ce Remizoff ? Avec quoi le mange-t-on ? .. (Il prend ses tempes
dans ses mains. Il se concentre). Bon, c'est tout. Agir, agir et encore
une fois agir. Qu'est-ce qu'on a l?-bas ? .. (Son regard fait le tour
de la pièce.) Des bonbons, un verre, un journal sur la table. Une chemise,
un peignoir sur le paravent. Quoi encore ? .. Bon, reprenons depuis le
début.
La musique augmente jusqu'? couvrir sa voix lorsqu'il cesse de parler.
Sur le plan de travail, Remizoff prend une nouvelle boîte de bonbons, l'ouvre,
en mange plusieurs, la met au même endroit qu'au début de la partie I,
pose un verre sale, un journal ouvert, un stylo. Va derrière le paravent
qu'il recouvre d'un peignoir et d'une chemise. Accroche au fil ? linge
des chaussettes, une serviette, un filet ? provisions. Se dirige rapidement
vers le miroir, fait mine de se percer un bouton. Se ravise, trouve sa
canne, retourne en courant au miroir. Remizova, dans les vêtements d'Alekseieva,
entre sur des béquilles, s'assied ? table, prend un bonbon dans la boîte,
mâche, prend le stylo, note quelque chose dans le journal. Pendant un moment
(arrêt brusque de la musique puis reprise en fond), Remizoff et Remizova
s'immobilisent totalement. Ensuite, comme sur commande, tous deux s'animent.
Arrêt de la musique.
REMIZOVA (Les yeux dans le journal). Je dois t'annoncer une
nouvelle très désagréable : on va avoir la visite de Remizoff.
REMIZOFF (S'écartant du miroir). Quel Remizoff... (Il se
ressaisit brusquement). Co-co-com-ment ça Remizoff?!
REMIZOVA. Oui, Remizoff. Je l'ai invi... t?... (Elle commence ?
se lever, frappée de terreur, de panique) Attends... Mais... mais...
ça a déj? eu lieu ! .. Hier... aujourd'hui ? .. Tout cela... a déj? eu
lieu. Attends... Qui es-tu ?!!.. D'o? viens-tu... que fais-tu ici ?!..
Mais qui... es-tu... êtes-vous donc !!?!..
Un rire infernal, au ralenti, résonne. Les personnages s'immobilisent
sauf Remizoff pour un temps très court. Remizova s'assied contre son gr?
puis se lève ? nouveau.
REMIZOVA : Oui, Remizoff. Je l'ai invi... t?... Attends... Mais...
mais... ça a déj? eu lieu ! .. Hier... aujourd'hui ? .. Tout cela... a
déj? eu lieu. Attends... Qui es-tu ?!!.. D'o? viens-tu... que fais-tu ici
?!.. Mais qui... es-tu... êtes-vous donc !!?!..
Rire démoniaque.
Les personnages s'immobilisent très brièvement. Puis, Remizova s'assied
contre son gr?, se lève ? nouveau. S'assied. Tout en répétant ses derniers
mots. [3 ? 5 fois, pas plus]. Pendant les dernières étapes de cet acte
au temps arrêt?, la musique retentit. Remizoff, fatigu? de répéter, s'assied
sur une chaise, et l'air désespérément abattu, se prend la tête dans les
mains. L'ombre gagne les personnages, plus précisément Remizova qui continue
? se lever et ? s'asseoir...
FIN
Notes de traduction :
Bouratino : Pinocchio russe
Général Karbychev : partie rajoutée dans la traduction
: "vous savez, le héros de la dernière guerre ? qui les nazis ont
fait prendre une douche froide dehors en plein hiver"
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