Speaking In Tongues
Guided by Voices

Viatcheslav KOUPRIANOV

Disparitions et quelques autres poèmes traduit du russe

 

traduit du russe par Alexandre Karvovski

 
 

Eurasia

 
Durant 300 ans
les Russes ont dénoncé les méfaits
du joug mongol.
En fait il se trouve que les Mongols
ont introduit chez nous la poste.
300 ans durant
on a donc reçu son courrier en Russie
sans pour autant apprendre à lire.
La raison pourquoi Moscou brûla
tant de fois
ne fallait-il se débarrasser de la
montagne de lettres jamais lues?
 
Mais voici qu’Ivan IV
décide de marcher à l’Orient
il prend Kazan et ses lettres
c’est au Ponant qu’il les expédie désormais
à Kourbski prince déserteur.
Encore qu’aux missives du Terrible
réponse plus tard sera donnée d’outre les mers
signée de Pierre le Grand en Hollande.
 
 
 
Catherine autre Grande
entre ensuite en communication avec le meilleur des mondes
de monsieur Voltaire tandis que Napoléon
en incendiant Moscou – une fois de plus – contribue
à faire de votre français plein de grâce
la langue épistolaire de la noblesse.
Pour ne point porter le trouble au vil peuple avec cette histoire de
liberté égalité fraternité.
L’acheminement du courrier s’améliorant
bientôt les décembristes expédient le leur de Sibérie
afin de réveiller Herzen assoupi à Londres.
Pour ce coup réponse personnelle leur est faite
par Vladimir Ilitch
depuis Genève depuis Zurich
avec un clin de
son œil voyant loin et mongol.
Ainsi eut lieu
le chambardement d’Octobre
comme résultat
du relais postal des Mongols
comme réplique adéquate de l’Est
à l’Ouest.
 
Savoir ce que nous promet
dans les 300 ans à venir
leur poste électronique
là-bas?
 
 
 
 

* * *

 
Les disparitions. Tu notes avec le temps qu’il y a regret
pour tout, pour le nuage en allé même. Disparition
des fleurs au jardin, émouvante à l’âme sensible, bien
qu’il s’en batte l’œil le jardin. Disparition
de la neige sur la toile de Bruegel l’Ancien?
impossible, mais ça ne console pas
d’un printemps. Disparition des feuilles au coup de
vent. Disparition du pain sur la table. Disparition
de la table dans la pièce, de la pièce dans l’espace. Disparition
de l’être humain – le temps, l’espace, les hommes
n’avaient pas remarqué. Disparition de l’humain
dans ledit être. Disparition de l’amour chez
l’aimé. Sa disparition chez l’amoureux. Disparition
des hommes sous la terre, de la terre sous la neige, de la neige
au fond d’une âme en identique disparition, disparition
de la foudre avant même qu’elle ne luise.
Disparition de la terre sous le soleil. Disparition
de la peur de disparaître. Bonheur
de disparaître avant la disparition de tout le reste.
 
 

Versatile mode

 
mode à l’homme du seigneur notre dieu
mode aux hommes de hauts principes
avec expression pincée du visage et sourire
forcé ou avec franc sourire mais horizon
borné mode aux personnes
celant leur pensée se fichant
des autres gens aux personnes
vénales prêtant à suspicion justement soupçonnées
aux esprits primitifs modernes arri
vés mode aux civils aux militaires
aux blessés et aux morts
aux ressuscités aux embaumés
aux déments aux sans-cœur aux fielleux
aux amis de l’homme aux sous-hommes aux ogres
mode aux gens du peuple
aux gens sans passé sans avenir
sans présent sans complexes mode
des gens sans foi au seigneur notre dieu
 
 
 

Extr. du Manuscrit à revoir

 
Au commencement était le Chaos.
Mélange de
sel plomb or cuivre
caillou lumière et eaux. L’homme
n’y était pas encore. Venu du chaos
l’homme est entré dans le Chaos.
Et du chaos qui était son assise
fit industrie de fer
or cuivre sel et plomb.
De la sorte l’assise disparut.
Nanti de tout ceci
l’homme alla quérir la lumière
là où gisait
le chaos d’autres assises. Alentour
s’instaura un ordre inflexible:
la terre le céda
à la poussière au sable à la cendre
la mer le céda
au sel aux eaux et au caillou
les étoiles le cédèrent
au feu et aux cendres
Ne resta plus que l’homme
en qui se rassemblaient
sel et plomb or et cuivre
caillou lumière et eaux. Au fait
il n’y avait plus
d’Homme.
 
 

Cloneries

 
Les soldats clonés sur commande
périssent en série aux guerres de commande
personne pour les pleurer
ils participent du menu quotidien
des abonnés du journal télévisé
ces héros en pantoufles
qui attendent goulûment les avis de décès
en voici trente-trois autres
de vos précieux semblables tombés
de la mort des braves pour
défendre nos intérêts vitaux
d’encore trente-trois fois
va donc croître votre
allocation d’ancien combattant
 
 
 

Un rêve de l’écrivain Zochtchenko

 
A l’heure où le soleil va poindre sur la mer
les vagues
qui investissent la côte
sont d’énormes tigres de feu
Les tigres emplissent ma chambre
de senteurs de soleil et d’algues
ils me délivrent
de la multitude des mendiants tristes
qui se bousculaient à ma porte
Ces mendiants devant la porte
qui m’empêchent de
descendre à la mer
 
 

Hypothèse

 
Ils ont beau affirmer
que l’homme est une créature de la nature
l’expérience nous montre que
de l’homme primitif à l’homme du futur
ladite créature est toujours invention
fiction et projection
prévues pour invention ultérieure
mais en aucun cas conception raisonnée
et assez bien réglée pour
qu’elle n’ait plus à s’appliquer à réfléchir
ni inventer ni projeter
ceci parfois sur des générations entières
pour autant que l’art de penser
est une valeur éternelle et un faix
pour chacun des hommes en sa génération
pour chaque génération dans l’histoire
pour nous tous pris ensemble et chacun séparément
(en serait-il pour penser autrement
eh bien merci déjà
qu’ils pensent eux aussi)
 
 
 

* * *

 
une horreur ces maquettes humaines
ébauches de têtes pour chapeau enfoncer
torses à vestons
moulages de musculatures et de
systèmes nerveux
compagnes de baudruche
cibles de tir
squelettes
bustes
mannequins de lutteurs
poupées hors dimensions
statues pétrifiées de meneurs énergiques
toute
cette contrefaçon d’humain
évoque le massacre
la maladie
la mort
et ne dit qu’une chose
qu’il ne peut y avoir rien
à la ressemblance de l’homme
 
 

Errements

 
Le poète qui voit tout
discute d’avenir
avec des gens frappés de cécité
 
lui qui sait tout
interroge des ignares
sur l’inconnaissable
 
et il en parle
à voix haute
 
afin qu’aux sourds
jamais il n’en parvienne mie
 
 
 

* * *

 
oncques un ciel
ne se refléta
dans l’assiettée de soupe
 
 
 

Intimité

 
Entre nous comment trouver la distance
la mesurer au nombre des pas
à celui des silhouettes qui glissent dans l’intervalle
et des âmes qui flottent
 
De moi à toi
combien d’années mettra la lettre
tandis que nous sommes là
si proches nos souffles
 
L’intimité peut bien durer
éternité égale sé
paration
mètre de toutes les amours
 
J’attends que tu parles
et ne sais de quel côté guetter
dois-je me placer près du cœur
ou laisser au cœur plus d’espace
te faire écran contre le vent
ou te livrer à lui
quitte à confondre son élan
avec le tien